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  l’antiquité au cinéma
une partie importante de l’épisode biblique d’
Intolerance
(1916) et même en brûler le négatif. Tous les gros
plans de Caïphe sont éradiqués et seuls les Romains, ces bourreaux, sont dénoncés avec insistance. Dans le
King
of Kings
muet de 1927, DeMille élimine l’interrogatoire de Jésus par les religieux, pour prévenir toute inter-
vention. Il invente même une scène où Caïphe, à genoux, supplie Jahvé de ne pas punir le peuple d’Israël, car
lui seul serait responsable de la mort du Sauveur. Pourtant, Judas et Caïphe sont profilés sans ambages comme
sémites, tandis que les autres personnages du film ne sont que des Blancs américains en costume biblique.
Après la tempête sur Golgotha, le Ciel se range visiblement du côté des chrétiens et Jésus ressuscité survole les
gratte-ciel de New York. Un horizon urbain, pacifique et productif, comme si la lumière du Nouveau Testament
apportait les bienfaits du monde industrialisé – deux ans avant l’effondrement de Wall Street ! La majorité des
films ultérieurs vont carrément éluder la question juive en oblitérant la séquence où Jésus comparaît devant le
tribunal religieux présidé par Caïphe, étape pourtant mentionnée par tous les évangélistes. A l’écran après 1945,
seuls Hérode et Ponce Pilate officieront comme juges. Dans
Ben-Hur
(1959), il n’y a pas de juifs accusateurs
à Golgotha. Les Romains sont du reste représentés partout comme des gens sans foi ni religion (alors qu’ils
reprocheront justement aux chrétiens leur « athéisme », c’est-à-dire leur mépris des dieux).
Nicholas Ray (
King of Kings
, version 1961) fait dire à son Jésus que celui qui l’a livré à Pilate est « le plus
grand pécheur », puis dénonce la judéophobie (en partie réelle) des Romains. George Stevens met la faute ex-
clusivement sur Satan et Pilate
(
The Greatest Story Ever Told
)
, tandis que Zeffirelli montre dans son téléfilm de
1977 quelques prêtres du Sanhédrin ébranlés et prenant la défense du condamné. Trente ans plus tard, l’ouvrage
sanguinolent de Mel Gibson ne s’embarrasse plus de pareilles circonvolutions. Pilate y est pratiquement inno-
centé : du point de vue romain, la mort du Christ n’est qu’une erreur judiciaire et Gibson laisse entendre que
le préfet de Rome serait même sur le point de se racheter. Les juifs, en revanche, portent l’entière responsabilité
du supplice. Caïphe ne se repent pas et dans le Temple de Jérusalem, un éclair divin scinde l’Arche d’alliance
en deux (détail pour le moins apocryphe). Pareil éclairage peut être déchiffré à l’aune de l’après-11 septembre.
Stephenson Humphries-Brooks pense que, selon la vision sectaire de Gibson, le gouvernement laïc de Rome /
Washington devrait se convertir pour résister aux étrangers sémites et terroristes. Caïphe, les Juifs d’hier et
Hérode, l’Arabe homosexuel, représenteraient dans ce film la gauche libérale qui menace les vraies valeurs de
l’Amérique profonde. Tel un Ben Laden antique, Caïphe y manipule une foule de basanés hurlants, prêts à ren-
verser l’autorité, alors que l’Amérique chrétienne, elle, ne tuerait jamais le Christ. Ainsi, conclut Humphries-
Brooks, le film de Gibson capitaliserait « sur l’analphabétisme postmoderne des milieux évangéliques » pour se
transformer en « appel à la guerre contre les incroyants au nom du prince de la paix » 
6
.
En dépit des trois manières d’appréhender figurativement l’homme de Galilée qu’énumère Douin, on ne
distingue pas de réelles similitudes entre les diverses incarnations à l’écran : chaque cinéaste semble avoir voulu
mettre en avant un Christ qui tranche sur celui des précédents, et comme le constate Henri Agel, en définitive,
« nous rencontrons autant de visages du Fils de l’Homme que l’imagination humaine a de fantasmes ou d’in-
tuitions » 
7
. De surcroît, il y a le Jésus protestant (DeMille, Stevens), le Jésus catholique (Antamoro, Duvivier,
Gibson), le Jésus israélite (Zeffirelli), le Jésus consensuel (Ray), le Jésus pour les non-croyants (Rossellini), le
Jésus dérangeant (Pasolini) ou dérangé (Scorsese), enfin le Jésus de la contre-culture ou le Jésus multi-ethnique.
Quant à la représentativité de ces divers choix, c’est une autre question. De même que leur mise en scène : il est
avéré que l’ampleur des moyens matériels mis en jeu peut handicaper l’intégrité d’un film religieux (quoique,
inversement, l’indigence n’ait jamais été une garantie d’orthodoxie non plus), et dans notre cas spécifique, les
modes d’expression du septième art pour communiquer l’historicité en même temps que le mystère du Christ
s’avèrent de toute évidence insuffisants. Le cinéma s’apparente ici à l’art baroque, dont il reprend la théâtralité,
le sentimentalisme, le didactisme et – trop souvent – le vide spirituel. Cela dit, on conviendra que les considé-
rations sur la transcendance laïcisée dépassent amplement le cadre du présent ouvrage 
8
.
1
Gaston Fleury,
Le Figaro
, 17.12.1916.
2
Jean-Luc Douin, « Jésus superstar. Certains préfèrent l’invisible », dans
CinémAction
, numéro spécial sur « Le film religieux » (n
o
49) /
Notre Histoire HS
n
o
18 , éd. Corlet, Paris 1988, pp. 36-37.
3
Cf. Henri Agel,
Le visage du Christ à l’écran
, éd. Desclée, Paris 1985.
4
Cf. John Flory, Thomas W. Hope, « Scope and Nature of Nontheatrical Films in the United States », in :
Journal of the Society of Motion Picture and
Television Engineers
, June 1959, pp. 387-392, et Terry Lindvall,
Sanctuary Cinema. Origins of the Christian Film Industry
, New York University Press,
2007.
5
Cf. Daniel Marguerat, «Quand Jésus fait le procès des juifs » (chap. 12) et « Le Nouveau Testament est-il antijuif ? » (chap. 13) in :
L’aube du christia-
nisme
, éd. Labor et Fides, Genève / Bayard, Paris 2008, pp. 333-373.
6
Stephenson Humphries-Brooks,
Cinematic Savior. Hollywood’s Making of the American Christ
, Praeger, Westport (Connecticut)-London 2006,
pp. 131-133.
7
H. Agel,
op. cit.
, p. 7.
8
Nota bene : portant sur la représentation de l’Antiquité, la nomenclature ne tient pas compte des œuvres qui se déroulent au XXe siècle, comme par
exemple
Celui qui doit mourir
(Jules Dassin, 1957) d’après le roman
Le Christ recrucifié
de Nikos Kazantzakis,
Je vous salue, Marie
(
Jean-Luc Godard,
1985) ou
Jésus de Montréal
(Denis Arcand, 1989).
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