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 l'antiquité au cinéma
Antoine, son ordre d’éliminer Césarion, etc. La version re-
construite en 1987 fait 4 h 11, le reste de l’œuvre semble
perdu. Mankiewicz : «Un film conçu dans un état d’ur-
gence, tourné dans l’hystérie et terminé dans une panique
aveugle. »
Reste une œuvre foncièrement personnelle, pleine de ful-
gurances et de beautés, mais dont le cinéaste refusa jusqu’à
sa mort de prononcer le titre, tant sa réalisation fut éprou-
vante et sa mutilation par Zanuck traumatisante. On est
frappé d’emblée par l’adéquation rare entre la stature des
personnages historiques et celle des comédiens qui les in-
carnent, fait qui permet à Mankiewicz de créer carrément
deux films aux tonalités très différentes, l’un sur Cléopâtre et
César, l’autre sur Cléopâtre et Marc Antoine. La chambre
à coucher royale est blanche dans l’un, rouge vif dans l’autre.
Une vision superficielle pourrait rattacher la première moi-
tié à G. B. Shaw, avec ses réparties insolentes, la seconde
à la tragédie de Shakespeare. Mais c’est compter sans la
forte personnalité du meneur de jeu, jamais dupe des leur-
res du spectacle.
Les douze minutes de rushes et le script de Mamoulian lais-
saient augurer un film pompeux, prétentieux et convention-
nel, conjuguant sentimentalité et symbolisme félin (leitmotiv),
et dans lequel Cléopâtre apparaît comme une jeune vierge
en attente de se faire déflorer par un dieu. En reprenant ce
projet en cale sèche, en rejetant tout ce qui avait été tourné
par son prédécesseur, en redistribuant les rôles clés, puis en
réécrivant entièrement le film à partir de sources histori-
quement sérieuses, l’auteur moultes fois oscarisé de
A Letter
to Three Wives
,
All About Eve
et
The Barefoot Contessa
tourne résolument le dos aux Cléopâtre cinématographi-
ques et scéniques du passé. Finies les minauderies frivoles de
DeMille, finie la femme-enfant capricieuse et perverse de
Shaw (cf. 6a.6.2), finies les vamps maléfiques et autres fan-
tasmes exotiques de la Belle Epoque. Après avoir relu Sué-
tone, Appien, Plutarque et Shakespeare, Mankiewicz déve-
loppe un intérêt particulier pour la psyché de la souveraine.
Sa Cléopâtre n’est pas seulement une femme intelligente et
belle, mais « la première femme qui ait tenté de régner dans
un monde d’hommes ». Emancipée, rusée, l’esprit vif, ex-
trêmement cultivée (elle parle neuf langues et apprécie, à
l’opposé de César, les arcanes de sa bibliothèque d’Alexan-
drie), la souveraine lagide est une habile tacticienne que
l’on croit sans peine capable de séduire deux des chefs d’Etat
les plus puissants de leur temps. Deux hommes, toutefois,
qui ne tiendront pas leurs promesses. Comme le note Vin-
cent Amiel, Cléopâtre est d’abord « l’instrument d’une as-
cension », puis « la compagne d’une dégénérescence », et
la grande force du film est de parvenir à humaniser ses
personnages sans rien leur ôter de leur puissance (
Positif
nº 289, mars 1989).
Dans la première partie, Cléopâtre utilise son corps et son
esprit pour atteindre son but : le pouvoir politique et l’auto-
rité. Le mot « amour » n’est jamais prononcé. C’est à égalité
qu’elle converse avec César, sachant fort bien que la gran-
deur romaine est basée sur la richesse de l’Egypte (les deux
puissances sont assimilées aux principes masculin et fémi-
nin), et que la perspective d’un héritier réunissant l’Orient
et l’Occident pourrait changer le monde (« Je suis le Nil »).
Au lieu d’une vaine bataille de sexes, Cléopâtre propose au
maître de Rome une alliance bénéfique pour les deux. Il
cautionne son intronisation en s’agenouillant devant elle
(du pied gauche, elle lui glisse malicieusement un coussin
sous ses genoux « cagneux »), et la reine, à son tour, s’incline
très officiellement devant César au Forum, à la colère des
Le désastre naval d'Actium (filmé dans la baie de Naples) vire au cauchemar, Marc Antoine abandonne sa flotte pour suivre Cléopâtre
Richard Burton (Marc Antoine) et Elizabeth Taylor vivent leur
passion devant et derrière la caméra, à la joie des paparazzi
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