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 l'antiquité au cinema
Caesar and Cleopatra
de George Bernard Shaw (1899). Le dramaturge irlandais en fait une comédie : à ses yeux,
la relation entre un « old gentleman » quinquagénaire et une Cléopâtre de tout juste 21 ans ne peut être que
comique (cf. 6a.6.2).
D’une manière globale, le cinéma suit ces grandes lignes, l’exaltation nationaliste et l’ère fasciste en Italie
mises à part. En 1914, sans nuances, le film muet de Guazzoni cité plus haut transforme César (Amleto Novelli)
en guide providentiel d’une nation conquérante et, tout naturellement, en référence historique de base pour le
jeune Mussolini. L’épisode avec Cléopâtre est tourné, puis éliminé au montage : une liaison compromettante,
indigne d’un grand d’Italie. On y retrouve en revanche la notion romantique du « héros-usurpateur » et du « ty-
ran sauveur » propagée par le XIX
e
siècle, notion qu’un Guglielmo Ferrero tenta vainement de contrer (
Gran-
dezza e decadenza di Roma
, 1902-1904) 
2
. Journaliste ultranationaliste, Enrico Corradini avait, dans son drame
Giulio Cesare
, en 1902 déjà, fait de César la personnification même de Rome, le parangon de sa race, tragique-
ment assassiné avant d’avoir pu mener à bien son rêve, celui d’étendre l’Empire jusqu’aux frontières du monde
connu. Ce même Corradini allait pousser l’Italie à l’invasion de la Libye en 1911 et à l’entrée en guerre en 1915.
Créé à Gênes en 1936 et repris à Hambourg en 1941, l’opéra
Giulio Cesare
de Gian Francesco Malipiero se lit
comme une apologie du Duce, mais la palme de l’hagiographie servant à légitimer la dictature mussolinienne
revient sans conteste au
Cesare
de Giovacchino Forzano. Cette pièce, rédigée en collaboration avec Mussolini
lui-même, est envisagée dès 1932 
3
. Elle sort en avril 1939 au Teatro Argentina à Rome (avec mille soldats mo-
bilisés pour jouer aux légionnaires) et fait la tournée de toute la Péninsule. Forzano compte la porter à l’écran
dans ses studios de la Tirrenia, en versions italienne et allemande, mais la guerre annihile ses plans. Déçu par les
résultats archéologiques « humiliants » sur la germanité, Adolf Hitler se tourne, lui aussi, vers la romanité pour
y ancrer le mythe aryen. Rome devient le paradigme de l’esprit de conquête et de l’administration d’un vaste
empire
4
. En 1940 / 41, c’est à la Terra-Film Berlin d’annoncer un
*Caesar
mis en scène et interprété par Gustaf
Gründgens (direction générale de Traugott Müller) d’après le script de Forzano. Selon la publicité, on y chante
les louanges d’un Führer héroïque guidé par « la volonté de puissance » dans sa lutte contre Pompée, puis égorgé
par « la clique du Sénat » au nom d’une démocratie sans substance. Goebbels oppose cependant son veto, tout
comme il vient d’interdire le
Guillaume Tell
de Schiller sur les tréteaux allemands : les deux intrigues parlent
de régicide, sujet guère apprécié par Hitler. Au vu du peu de sympathie de Gründgens pour le régime, on peut
imaginer qu’il en fut grandement soulagé ! En 1942, c’est à Hollywood que William Dieterle et Bertolt Brecht
travaillent sur
*Caesar’s Last Days
, un sujet censé éclairer les rapports à double tranchant entre un dictateur et
son peuple, mais que la RKO, devenue frileuse, refuse.
Soixante ans plus tard, dans le téléfilm à prétention biographique
Julius Caesar
(2002), le comédien Je-
remy Sisto ne reprend bien sûr pas la pose statuaire d’imperator fascisant. Cependant, à force de s’égarer dans
l’épisodique, le récit en oublie d’aborder l’homme. C’est par la bande que l’on trouve les portraits de César les
plus intéressants. Dans la première partie de son
Cleopatra
(1963), Mankiewicz l’étoffe psychologiquement
sous les traits de Rex Harrison. S’appuyant sur Suétone, Plutarque et Appien, le cinéaste en fait un stratège
à l’intellect brillant, une nature ironique, supérieure et secrètement fragile. Mais il n’y a guère que l’Irlandais
Ciarán Hinds dans la série télévisée
Rome
(2005) qui parvient à incarner de manière totalement crédible (aussi
physiquement) les facettes très contradictoires de cette « bête politique » hors normes, entourée de ses légion-
naires ou de son clan familial. Un dictateur immensément populaire, rusé, d’une clémence calculée, sans états
d’âme, n’hésitant jamais à éliminer discrètement ses contradicteurs, à corrompre ou à intimider pour imposer
ses réformes et ses vastes programmes de construction.
«De bello gallico »
Curieusement (ou significativement), les campagnes militaires de César ont été sous-exploitées au cinéma. On
en connaît les topoï : le siège d’Alésia, symbole de la soumission définitive de la Gaule celtique ; la pénétration
dans des régions inconnues de la Germanie grâce à la construction d’un pont sur le Rhin ; la traversée de la
Manche avec deux expéditions en (Grande-)Bretagne. On peut en établir un bilan critique loin de tout déter-
minisme romantique en lisant Pline ou Plutarque plutôt que les fameux
Commentaires de la guerre des Gaules
de César lui-même, rédigés pour justifier sa politique extérieure vis-à-vis de ses ennemis à Rome. Ceux-ci lui
reprochaient de se créer ainsi un tremplin politique utile à sa carrière. Le bilan se résume à l’effacement de
peuplades entières, une guerre de huit ans qui aurait coûté la vie à plus d’un million d’hommes et en aurait
réduit un nombre identique à l’esclavage (au total 20% de la population de Gaule fut touchée) 
5
. A commencer
en l’an 58 par le massacre de 258000 Helvètes à Bibracte (Sambre) et celui des 40000 habitants d’Avaricum
(Bourges) exterminés par son armée. Plus de 800 cités ont été prises. En 57, César raye de la carte les Eburons
et anéantit les Nerviens (Belges) : des 60 000 hommes armés, seuls 500 survivront. En 51 à Uxellodunum, il
statue un exemple en faisant couper la main droite de tous ses prisonniers, etc. Selon A. Grandazzi, ces chiffres,
« considérés comme fiables par les chercheurs contemporains, font de la conquête de la Gaule le conflit le plus
I...,294,295,296,297,298,299,300,301,302,303 305,306,307,308,309,310,311,312,313,314,...674