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 l'antiquité au cinéma
d’une œuvre de cinéma, et un ton novateur à la série, les
trois premiers épisodes sont dirigés par le cinéaste britan-
nique Michael Apted (
Gorky Park
,
Gorillas in the Mist
),
un travail qui lui vaudra d’être sacré meilleur réalisateur
de l’année par la Directors Guild of America. Saisi d’une
passion pour le détail naturaliste, Apted confectionne des
images ciselées avec goût, qui mettent en valeur la matière
soyeuse ou rugueuse des étoffes, utilisant des éclairages
souvent tamisés et rehaussés par une dominante rouge
sang. La série mise plus sur l’authenticité et la crédibilité
que sur l’exactitude ou la chronologie rigoureuse des
faits, opérant diverses ellipses (les campagnes de César
contre Pompée) pour des raisons dramaturgiques. Peu
de batailles, malgré vingt ans de guerre civile : celle de
Pharsale est escamotée (nos deux légionnaires sont naufragés
sur une île de l’Adriatique), quelques images d’Alésia et
de Dyrrachium, mais Philippes a droit à douze minutes
de traitement digital (200 fantassins et 20 cavaliers sont
transformés en une armée virtuelle de 200000 hommes).
Il s’agit plutôt de se pencher sur les mœurs et les coutumes
de l’époque, montrer comment la psychologie conditionne
ou détermine les événements politiques, mais aussi le rôle
des femmes, figures fortes, dans l’élaboration des alliances.
Faire découvrir la ferveur religieuse de la population, ses
superstitions, ses tabous, ses fêtes, la sexualité pratiquée sans
fausse pudeur, voire sans états d’âme (les scénaristes feignent
d’ignorer les codes assez stricts du patriciat en la matière).
En filigrane, la série révèle les effarantes inégalités sociales
d’une république moribonde, les liens complexes de sang
ou d’affinités entre les protagonistes. Elle va au cœur des
tractations, dans les alcôves, dans les arcanes du pouvoir où
les votes sont toujours truqués, les voix souvent achetées, les
protecteurs indispensables. L’intrigue fourmille de touches
historiques insolites, de scènes peu ou jamais vues à l’écran :
l’amour de Caton pour les toges peu conventionnelles ; le
cortège théâtral du Triomphe de César, ce dernier vêtu de
la tunique pourpre, coiffé d’une couronne de lauriers et le
visage peint en rouge à l’image des statues de Jupiter ; Ver-
cingétorix vaincu, humilié, contraint de s’agenouiller nu
aux pieds de César ; son garrotage rituel sur le Forum –
quasiment infirme après avoir été enfermé sept ans dans
un cul de basse-fosse –, son inhumation dans la forêt par
des Gaulois (en réalité, le prince arverne fut étranglé dans
la prison du Tullianum), etc.
Rome au temps de César est une métropole cosmopolite
de près d’un million d’habitants, faite de briques et de
bois. Finie l’imagerie romantique (et mussolinienne) d’une
capitale en marbre, aux parvis impeccables, aux discours
nobles et aux effets de toge. Finie l’idéalisation véhiculée
depuis la Renaissance d’un haut lieu immaculé, idéal de
pureté et d’ordre républicains. Certes, les demeures riches
sont dotées de sculptures colorées, de fresques murales aux
teintes pâlies, de cette élégance discrète qui reste l’apanage
des vieilles familles. Le pourtour du Forum est envahi
de marchands de quatre-saisons, d’étals de victuailles,
d’estaminets ; des crieurs financés par de riches sponsors y
annoncent les dernières nouvelles. On y vend des captifs ou
des masques mortuaires, sacrifie aux dieux dans d’étranges
rituels (le culte sanglant de Cybèle). Mais une fois quittés
l’épicentre et ses palais, Rome est une ville dangereuse, sale
et surpeuplée (15000 habitants au km carré), aux ruelles
tortueuses et grouillantes, aux murs vérolés, maculés de
graffitis obscènes ou de tags en latin. La mauvaise herbe
pousse entre les pavés. Comme à Calcutta ou à Mexico City,
la majorité y vit dans une pauvreté extrême. On y estourbit,
fornique et complote, s’agite et s’affaire, bafre, vomit, soigne,
ensevelit, trépane (spectacle à faire frémir) pendant plus de
vingt heures d’images foisonnantes. Parallèlement à cette
conception organique de la cité antique, la série en aborde les
problèmes sociaux : le quotidien de la plèbe, des affranchis,
des domestiques et des esclaves. Mais aussi la survie des
militaires démobilisés, condamnés aux basses besognes
pour les caïds locaux ou des politiciens peu regardants,
les guerres de quartiers, le crime organisé (un gang par
colline). Un océan de destins anéantis par des impératifs
stratégiques, bousculés par les caprices des édiles ou la banale
férocité du milieu. Un magma humain débarrassé de tout
réflexe moralisant, habité par une violence omniprésente et
Dans sa somptueuse demeure patricienne, Atia (Polly Walker) organise une fête en l'honneur de son oncle, César (
Rome
, 2005)
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