6a – rome : de romulus à césar 
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l’obsession de vivre au jour le jour. Pourtant, cette Rome est
une hyperpuissance économique et politique où les désordres
n’empêchent ni l’organisation ni une efficacité redoutables.
Une société rude, très codifiée, policée, structurée, érigée sur
la guerre et l’asservissement des vaincus (70% d’esclaves).
Selon les scénaristes, son hégémonie préfigure celle des Etats-
Unis et sa dérive clientéliste des gouvernants. Rome d’hier,
c’est le New York d’aujourd’hui, avec son Wall Street, sa
Maison-Blanche, son Bronx ; les céréales de l’Egypte sont le
pétrole de l’Antiquité. Ces parallèles peut-être faciles sont
un des attraits, mais aussi le talon d’Achille de cette fiction
qui se veut surtout crédible et non documentaire. Cynisme,
désillusion, la force primant sur le droit sont d’abord des
caractéristiques du XXI 
e
siècle.
Aucun personnage ne domine la série : c’est la ville et son
esprit qui sont au cœur du récit. Et pourtant,
Rome
offre une
galerie de personnages à la fois dense et sans complaisance.
Jules César est interprété par Ciarán Hinds, un acteur de
théâtre irlandais remarqué au cinéma dans
Excalibur
de
Boorman (le père de Gauvain),
Munich
de Spielberg et
There Will Be Blood
de P. A. Anderson. Hinds rend toute
l’ambiguité et la complexité du personnage, peu attachant,
sévère, habité d’une soif incoercible de pouvoir et conscient
de sa destinée peu banale. La série le montre démagogue
achevé, sachant flatter le peuple et tancer les optimates à son
profit, faisant sans hésiter appel à des tueurs pour se débar-
rasser d’un adversaire, bref corrupteur et corrompu comme
tous ses pairs. Epileptique aussi, peut-être même stérile.
Néanmoins, on passe sous silence sa cruauté occasionnelle
et toutes ses aventures féminines, de sorte qu’il semble moins
malmené à l’écran que les autres figures de son rang. Sa nièce
Atia Balba Caesonia (étonnante Polly Walker) est, elle,
transformée en mangeuse d’hommes, mi-Lady Macbeth,
mi-Messaline, intrigante, manipulatrice et hypocrite – alors
que selon l’avis général de son temps (Suétone, Tacite),
elle passait pour une maîtresse de maison exemplaire, une
matrone vertueuse et particulièrement religieuse. Elle est ici
le moyeu de la trame, celle qui, sciemment ou non, déclenche
les drames. Sous la juvénilité de son fils Octave pointe
la carrure d’un futur empereur, redoutable mécanique
cérébrale au jugement tranchant, à la logique glaçante.
Parti d’un enfant timoré, silencieux (que Pullo est chargé
de déniaiser dans un lupanar et que séduira sa propre
sœur), Octave, devenu adulte, signe sans broncher la liste
de proscription donnant corps à une purge meurtrière qui
coûtera la vie – et la fortune – à des centaines de citoyens
(dont Cicéron, exécuté par Pullo). Les portraits les plus inu-
sités sont ceux de Marc Antoine et de Cléopâtre, éloignés
de Shakespeare, guère flatteurs, mais en concordance avec
l’historiographie officielle du vainqueur (Horace, Virgile,
Properce, Pline l’Ancien). Tête brûlée, homme à femmes
avide et grossier (il urine sous le nez de Cicéron), Marc
Antoine s’abîme dans d’interminables beuveries. En réa-
lité, sa réputation de soudard aviné, amplifiée par Cicéron
dans ses « Philippiques », fut nettement contrebalancée par
sa générosité, ses talents de rhéteur et sa vaste culture (se-
lon Appien et Plutarque). La série le montre aux pieds de
sa « catin égyptienne ». Après la catastrophe d’Actium, ef-
féminé, déguisé, titubant, il s’adonne à une débauche pa-
thétique en compagnie de la reine, de prostituées et d’her-
maphrodites. Le fidèle Vorenus (saisi d’une égale frénésie
auto-destructrice suite au drame de sa vie intime) l’aide à
mourir « en Romain », lui enlève son maquillage grotesque
et le revêt de son armure d’imperator. Quant à Cléopâtre,
son mauvais génie, c’est une opiomane plutôt vulgaire, prag-
matique, retorse et ambitieuse. Ses négociations avec Oc-
tave ayant échoué, elle agonise en l’invectivant, sans ma-
jesté. De la propagande augustéenne aux antipodes de la
vision d’un Mankiewicz (cf. 6a.6).
Les grands de ce monde – y compris Cicéron, obséquieux,
Pompée, pitoyable dans sa déchéance, Servilia Caepionis,
l’ennemie mortelle d’Atia, ex-maîtresse de César et mère
de Brutus, Octavie, influençable, meurtrie et rancunière –
sont tous, sans exception, victimes de leurs passions. Et les
petits souvent victimes des puissants. Ce sont eux les plus
attachants, les plus fouillés : Lucius Vorenus, l’impitoyable
modèle de droiture dans un monde sans morale (chrétienne),
qui détruit son bonheur privé par absence de discernement
et d’empathie spontanée. Nommé préfet par César, plus
tard magistrat puis sénateur, il n’arrive pas à se remettre
du suicide de sa femme Niobé et se morfond dans une
dépression chronique. Patron d’une taverne sur l’Aventin,
devenu un chef de bande impitoyable, il doit à ses enfants
(qu’il tarde à reconnaître) et à son meilleur ami, Titus
Pullo, de ne pas sombrer dans la folie. Celui-ci est un
légionnaire imposant et jovial, jadis incontrôlable, aussi
vaillant que brutal et impulsif. Son mariage avec Eirene,
son ancienne esclave, le transforme en homme mûr et
responsable, en mari fidèle et soldat loyal (quoique sans
confiance ni en César ni en Octave). Ces deux frères au des-
tin torturé forment un formidable duo dramatique. Une
pirouette finale colore la chronique officielle d’une dimen-
sion ironique proche de Cottafavi : à la mort de Cléopâ-
tre, Pullo est chargé par Octave de retrouver et de tuer le
Calpurnie pleure César, son époux assassiné (
Rome
, 2005)
Pullo (Ray Stevenson) porte le cadavre de sa compagne, Gaia
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