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  l’antiquité au cinéma
en Technirama 70 aux studios Universal, à Death Valley
National Park, Calif. (séquence du début filmée par
Mann), au Hearst Castle à San Simeon (le palais de Cras-
sus), au Janss Conejo Ranch à Thousand Oaks, Calif. et
en Espagne (Alcalá de Henares, Iriépal, Guadalajara, La
Mancha, Navacerrada, Taracena, Sierra de Guadarrama,
Casa de Campo de Madrid et les studios madrilènes de la
Sevilla-Films),le tout magnifié par les peintures sur verre
de Peter Ellenshaw.
Au montage, Ed Muhl, le patron de l’Universal, fait élimi-
ner 42 scènes, notamment des images des victoires de Spar-
tacus à Luceria et à Metapontum, et un discours de Crassus
sur le réel danger que l’ex-gladiateur et brillant stratège
a fait courir à Rome. (On se contente d’évoquer l’entrée
triomphale de Spartacus à Metapontum.) Ces coupes faus-
sent la portée du récit qui n’illustre plus que l’escapade de
milliers de fugitifs, leur vaine marche vers la mer et leur
anéantissement par l’ordre établi, « comme si la carrière
de Napoléon se résumait àWaterloo » (D. Trumbo). En ne
reconstituant aucun des succès militaires de Spartacus, la
version finale du film démontre que toute révolte contre la
République est vouée à l’échec : l’aile droite du studio cher-
che ainsi à noyer le message politique des auteurs. Car le
film donne un portrait néomarxiste de la société romaine,
faisant de Spartacus le Che Guevara de l’Antiquité, un
agitateur qui vise la réalisation d’un programme social uto-
pique. Les rebelles sont dépeints comme une collectivité proto-
communiste peuplée de familles qui partagent travail et
maigres avoirs pour accéder à la libération. Tout le propos est
construit sur le contraste entre l’humanité simple des esclaves
et le cynisme des Romains. Même le jeune Jules César joue
un rôle d’opportuniste vénal, lui qui place sa carrière au-
dessus de l’amitié, de la reconnaissance et des convictions
politiques. Le vieux sénateur Gracchus, tribun de la faction
populaire, a arrangé le contact entre Spartacus et les pirates
ciliciens, car si les gladiateurs parviennent à quitter la pé-
ninsule italienne, son rival Crassus n’aura pas l’occasion de
s’ériger en dictateur. Voyant ce dernier prendre le pouvoir,
César sabote les pourparlers avec les pirates et se range du
côté du vainqueur. De manière générale, le manichéisme
un peu trop appuyé du film en affaiblit la crédibilité gé-
nérale, avec cet angélisme qui sévit parmi les « damnés de
la terre » face à l’impitoyable puissance de Crassus, iden-
tifiée, elle, à l’ordre fasciste. Les oppresseurs sont du reste
interprétés en majorité par des acteurs anglais, les révoltés
par des Américains, une distinction phonétique des classes
sociales qui, pour le public, renvoie aussi à la guerre d’in-
dépendance du XVIII 
e
siècle.
A la fin, la via Appia est jalonnée de 6000 esclaves cruci-
fiés, dont Spartacus lui-même, anonymement, tel un Christ
laïc bénissant son fils nouveau-né que lui montre sa com-
pagne Varinia. Sa mort sur la croix lui confère une aura de
sainteté : il devient éternel aux yeux de ses disciples. Aupa-
ravant, il aura été une sorte de Moïse essayant de guider
les esclaves du pharaon vers la Terre promise, une interpré-
tation sioniste revendiquée par Kirk Douglas, lui-même
d’origine juive et prolétaire russe. Quant au texte du pro-
logue, il annonce imprudemment l’avènement prochain du
christianisme, porteur d’une « société sans esclavage » ... à
deux millénaires près ! (Une insertion faite à la demande
de la Catholic Legion of Decency que l’Universal, timorée,
n’a pas su refuser.) En réalité, à côté des véritables insur-
gés, les troupes de Spartacus réunissaient tous les pillards
de la Péninsule et leur chef lui-même n’hésita pas à faire
exécuter 300 prisonniers romains pour venger son compa-
gnon décédé Crixus. Sa mort sur la croix est ici une licence
poétique, le véritable Spartacus fut tué pendant la bataille
et son corps jamais retrouvé (selon Appian d’Alexandrie).
Gracchus, qui avait contribué à organiser une réforme so-
ciale en faveur de la plèbe, fut tué dans une émeute politi-
que cinquante ans avant les événements relatés ici. Quant
à affirmer que la crise provoquée par Spartacus conduisit
à la dictature de Crassus, rien de plus faux : le richissime
Crassus fut d’abord dépouillé des fruits de la victoire par
Pompée. Après l’écrasement de la révolte, il fut élu au rang
de consul et intégré au triumvirat formé avec Pompée et
César dans le cadre d’un gouvernement oligarchico-répu-
blicain. Trumbo confond avec la dictature de Sylla. En ré-
sumé, dans son scénario, motivations, stratégies et psycholo-
gie restent très sommaires, et curieusement pour un homme
de gauche, durant tout le film, le petit peuple de Rome est
absent de l’image.
Lorsqu’il apprend qu’Otto Preminger a eu le courage de cré-
diter Dalton Trumbo au générique de son
Exodus
, Kirk
Douglas décide, lui aussi, de mettre fin à la « liste noire »
après plus de dix ans de cauchemar et d’attribuer la pa-
ternité du scénario à son véritable auteur, fût-il mal vu.
La scène où tous les prisonniers interrogés par Crassus (qui
cherche furieusement à identifier leur chef ) affirment être
Spartacus n’est d’ailleurs pas sans rappeler les refus de té-
moigner des divers « suspects » devant la Commission sur
les activités anti-américaines à Washington en 1947-50.
Quant à la présence du Noir Draba (Woody Strode) qui se
sacrifie dans l’arène pour Spartacus, c’est un clin d’œil en
direction de l’activisme noir et du mouvement de Martin
Luther King, alors en plein essor. La censure exige l’élimi-
nation de quelques plans « osés » (membres sectionnés au
combat et les avances homosexuelles de Crassus à son es-
clave Antoninus, un sujet toujours tabou), images réin-
troduites 30 ans plus tard. Inquiet quant aux possibilités
de rentabiliser le film le plus cher de son histoire, le stu-
dio le vend en insistant sur son aspect « lutte pour la li-
berté », un concept flou et malléable à souhait, à gauche
comme à droite :
Spartacus
devient ainsi un film politique
sans politique. Mais globalement, le pari est gagné. Mal-
gré les tentatives d’intimidation et de boycott par l’Ameri-
can Legion (soutenues par John Wayne et Hedda Hopper)
Gracchus libère Varinia et l’enfant du gladiateur révolté (Charles
Laughton, Peter Ustinov et Jean Simmons dans
Spartacus
, 1960)
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