5 – la grèce 
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D
ans la culture populaire moderne, la Grèce classique restera toujours à l’ombre de Rome dont elle ne
possède aucun des attraits scandaleux, haletants ou spectaculaires. A l’opposé de Rome, il n’y eut en
Hellade ni ambitions communes ni visées impériales d’envergure, pas d’autocrates charismatiques ou
particulièrement vicieux, ni de persécutions qui puissent frapper l’imagination des spectateurs modernes. Point
de passions amoureuses qui mirent en péril des royaumes. Une histoire peuplée exclusivement d’hommes : pas
de Cléopâtre ni de Messaline, de Boadicée, de Bérénice, de Zénobie ou de Théodora. Pas de relations avec
les chrétiens ou le monde juif, pas de cataclysmes ou de destructions mémorables susceptibles de faire frémir
Madelon. Hormis le cliché de la « défense de la liberté démocratique », mobilisé abusivement pour justifier le
sacrifice du roi Léonidas aux Thermopyles, on n’y trouve guère de point d’attache idéologique avec notre épo-
que (cf. commentaire 5c.2). De Sparte, on ne mentionne que l’indéniable héroïsme au combat, mais surtout
pas son système éducatif ou son militarisme qui a tant impressionné les dictateurs du XX 
e
siècle. De surcroît,
la Grèce en tant qu’Etat unifié, modèle de civilisation idéale à opposer aux mondes barbares (par exemple au
« péril jaune » des satrapies d’Orient) n’a jamais existé. Comme le démontre avec ironie Vittorio Cottafavi au
début de son fameux
Ercole alla conquista di Atlantide
(1961), la Grèce a été le théâtre de désunions et de
luttes intestines quasi permanentes : une longue suite d’affrontements pour l’hégémonie entre Athènes, Sparte,
Thèbes, Corinthe, Messène et les quelque 700 autres petites cités-Etats, finalement balayées par les armées des
frustes Macédoniens. Pendant les guerres médiques, les envahisseurs perses avaient l’appui de la Thessalie et des
villes hellènes comme Milet, Halicarnasse ou Ephèse. Quant à la guerre fratricide du Péloponnèse, elle fut peu
glorieuse, d’une rare cruauté – la population masculine d’Athènes diminua de moitié en trente ans 
1
– et plutôt
sujette à sarcasmes bien sentis (dont ceux d’Aristophane dans son
Lysistrata
).
Une histoire compliquée donc, mais aussi visuellement peu excitante. Ni Sparte ni Athènes n’ont un profil
architectural immédiatement identifiable. De l’Attique ou de l’Etolie on voit rarement les villes (sinon les mu-
railles d’une cité ou l’intérieur d’un palais). Un temple isolé, la nature, la mer, les collines et les champs servent
de toile de fond pittoresque pour quelque échauffourée mythique, tandis qu’un berger rassure ses chèvres au
son de sa flûte de pan. Désinvolte, le péplum italien des années 1960 ira jusqu’à introduire des gladiateurs
(produit romain par excellence, inconnu en Grèce) et des amphithéâtres chez les Spartiates afin d’animer un
peu le paysage !
Des chapitres entiers de l’histoire grecque sont ignorés par les arts du spectacle. Pas un mètre de pellicule
n’a été consacré à la disparition de la civilisation minoénne en Crête suite à l’éruption volcanique du Thera,
ou à l’anéantissement de Mycènes qui a succombé à l’invasion des Doriens du nord. Aucun film ne traite de
la peste qui ravagea Athènes en 430 av. JC, de la révolte de la Messénie (pépinière d’esclaves pour Sparte),
du drame d’Alcibiade, aussi conspué qu’adulé. La grande floraison culturelle sous Périclès au V 
e
siècle est
pratiquement passée sous silence : trop peu dramatique. L’idéalisation à outrance que véhiculent les ouvra-
ges de vulgarisation depuis deux siècles ne subit aucune rectification, pour la simple raison que l’Athènes du
V 
e
siècle laisse de marbre. D’un marbre immaculé, à l’instar des édifices et de la statuaire visibles à l’écran, dont
on sait aujourd’hui que les modèles étaient joyeusement polychromes. Solon, Thémistocle ou Clysthène sont
absents des écrans, des sculpteurs comme Phidias ou Praxitèle au mieux sujets de farces ou de petites bandes
d’aventures (l’opérette
Phi-Phi
en 1926,
La Venere di Cheronea
en 1957). Parmi les philosophes, seul Socrate,
contraint au suicide par ses concitoyens démagogues, sort du lot et captive, entre autres, un cinéaste humaniste
comme Roberto Rossellini. Esope et Sappho sont évoqués au détour de quelques films sans relief tandis que
Platon, Hippocrate, Thucydide ou Aristote ne font que de la figuration intelligente, ce dernier uniquement à
titre de mentor d’Alexandre. Dans l’imaginaire collectif, cette Grèce pastorale, carrément provinciale comparée
à la tonitruance de Rome, n’a guère de rapports avec le XX 
e
siècle et ses défis cataclysmiques, hormis le respect
que celui-ci lui témoigne à titre de « berceau culturel de l’Occident ». Affirmation romaine tardive qui exclut,
par exemple, l’univers celte.
Seuls trois domaines monopolisent les sunlights. En tout premier lieu, la mythologie pure (féeries, hu-
mour, distanciation et trucages) qui culmine dès 1957 avec la série des travaux bodybuildés d’Hercule alias
Steve Reeves. Car la force, le foisonnement de la Grèce dans l’audiovisuel, c’est son univers, ses conflits et ses
créatures proprement fantastiques (env. 400 films). Viennent ensuite la guerre de Troie et les errances d’Ulysse,
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