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  l’antiquité au cinéma
Pompéi à la rescousse
Une fois Néron mort, en l’an 68, on se demande s’il y a une suite – ou si nous sommes déjà arrivés à cette fa-
meuse
Chute de l’Empire romain
que Gibbons décrit dans son classique de l’histoire antique. Fort heureusement
pour le cinéma et la littérature, quinze ans après l’incendie de Rome survient la destruction de Pompéi, autre
punition divine qui mérite le détour. Invoquant Sodome et Gomorrhe, l’apologiste chrétien Tertullien (III
e
s.)
voyait dans l’éruption du Vésuve un juste châtiment du Ciel pour la destruction de Jérusalem par Titus. Après
les premières excavations en 1748, les ruines de Pompéi sont devenues un des lieux touristiques les plus prisés
du XIX
e
siècle, perçues à la fois comme un site romantico-nostalgique où le temps s’est arrêté et comme le
tombeau de la vanité terrestre. En l’absence de repères et de personnages connus, le romancier anglais Edward
Bulwer-Lytton, féru d’archéologie, invente de toutes pièces l’intrigue de
The Last Days of Pompeii
, qui devient un
best-seller immédiat (1834). Il s’agit en effet de la première tentative aboutie de faire revivre la société romaine
et son mode de vie sous forme de roman. Pompéi, modèle miniature de la Rome « amorale », inspire peintres
(
Glaucus and Nydia
de Lawrence Alma-Tadema, 1867), compositeurs (
Jone, o l’ultimo giorno di Pompei
, opéra
d’Errico Petrella, 1858), spectacles en plein air (le pyrodrame de James Pain réunissant dix mille spectateurs par
soir à Coney Island, v. 1890) et, dès 1900, bien sûr le cinématographe. Les foules sont toujours attirées par le
spectacle de péché, de sang et de cendres volcaniques, et le récit de Bulwer-Lytton devient pour le cinéma pré-
texte à images de destruction à grande échelle. Ce sont les premiers films-catastrophes, qui poussent à une sur-
enchère de technologie et de trucages visuels. Un sujet dont le cinéma italo-français détient longtemps la quasi-
exclusivité. Quoi qu’en dise Bulwer-Lytton, il n’y a historiquement pas trace de chrétiens à Pompéi. Même si le
public y voit un lieu délétère châtié par la Providence, les films muets italiens évitent toute référence à l’Eglise,
les rapports Vatican-Etat italien restant tendus malgré le soutien catholique aux élections des conservateurs au
Parlement en 1913.
Gli ultimi giorni di Pompei
de Carmine Gallone, la superproduction coloriée au pochoir
de 1926, se veut d’abord une résurrection admirative du passé « national », et il faudra attendre 1935 pour que
Hollywood – qui d’autre ! – introduise quelques disciples de Jésus martyrisés dans la cité condamnée.
Après l’ensevelissement de Pompéi, celui, si souvent annoncé, de l’Empire tarde à venir ... Auparavant, on
aura passé comme chat sur braise sur la destruction de Jérusalem en l’an 70, chapitre difficile s’il en est, et plus
encore après l’ignominie de la Shoah. Le monde du spectacle se contente d’un téléfilm intéressant,
Masada
(1981) de Boris Sagal, tourné en Israël, et célébrant la résistance suicidaire des Zélotes aux légions de Flavius
Silva (Peter O’Toole). Le sort des peuplades mises au pas, conquises ou simplement combattues, est générale-
ment traité par les productions nationales des pays concernés. Une poignée de films britanniques pour le sou-
lèvement de la reine Boadicée (6b.6.4) ; le cinéma roumain parle des Daces (6b.8.1), l’espagnol des Cantabres
(6b.1.1), l’allemand des indomptables Chérusques d’Arminius (6b.1.2) ; un seul film sur Zénobie, la reine de
Palmyre et coqueluche du théâtre baroque (
Nel segno di Roma
en 1959, cf. 6b.9.1). L’apogée de l’Empire, son
âge d’or sous Trajan, Hadrien et Antonin le Pieux – l’Empire compte alors 60 millions d’habitants – intéresse
peu le cinéma. Cette période située entre 78 et 161, réputée la plus heureuse de l’histoire romaine, est à peine
évoquée, confirmant la justesse du proverbe selon lequel, justement, un peuple heureux n’a pas d’histoire.
Pourtant, l’esthète et humaniste Hadrien, magnifiquement idéalisé par Marguerite Yourcenar dans ses
Mémoires
d’Hadrien
, fait massacrer 600000 Juifs lors du soulèvement de Simon Bar Kokhba en Judée, renommée Pales-
tine (135 apr. JC) ; aucun film ne mentionne ce fâcheux « détail ». Quant à Marc Aurèle, l’empereur-philosophe
qui passa sa vie à guerroyer aux frontières, il n’existe pas à l’écran, sinon (sous les traits d’Alec Guinness ou de
Richard Harris) en tant que géniteur floué de Commode. Ce dernier, tout sauf commode, fonctionne comme
une sorte de rappel de Caligula /Néron – paranoïaque, monomaniaque, schizophrène à souhait. Il représente
(ainsi que le démontrent
The Fall of the Roman Empire
d’Anthony Mann et
Gladiator
de Ridley Scott) une
ultime fois la perte des valeurs morales, le déclin à présent irréversible des institutions. Même si, rigoureuse-
ment parlant, il faut encore attendre presque trois siècles d’urbanisation spectaculaire, d’audacieuses réformes
politiques, juridiques, sociales, fiscales,
et diverses reprises en main musclées (Aurélien, Dèce, Dioclétien) avant
l’abdication du dernier empereur romain d’Occident.
Dans la représentation de cette galerie de vicissitudes impériales, le cinéma oblitère presque systémati-
quement le sort des esclaves – un comble pour une civilisation dont l'économie reposait sur l'esclavage et la
conquête militaire (en clair : l'exploitation des peuples vaincus). Embarrassée, la production italienne n'en
souffle mot, si l'on excepte le cas très particulier des gladiateurs ; ceux-ci manient les armes, ce qui leur confère
une certaine aura et, s'ils sont chanceux, la possibilité de recouvrer leur liberté. Le cinéma en fait des rebelles en
puissance (cf. Spartacus), mais les autres, les anonymes, restent noyés dans le décor, tapis dans l'ombre du mili-
taire romain libre, fier et juste. Quant aux esclaves féminines aperçues ça et là, elles n'ont d'autre fonction que
de nourrir les fantasmes érotiques du public. A l'écran, les marchands de chair humaine sont invariablement
basanés, obéissant en cela à la diabolisation générale de l'Orient (source de sortilèges, de magie, de poisons et
d'immolations sanglantes) héritée du XIX
e
siècle colonial. Le fait d'avoir montré que le petit peuple de l'Urbs
I...,348,349,350,351,352,353,354,355,356,357 359,360,361,362,363,364,365,366,367,368,...674