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  l’antiquité au cinéma
sur une contre-vérité : condamné aux galères, Ben-Hur sauve la vie de son futur bienfaiteur lors d’une bataille
navale – or, pour des raisons d’efficacité, les navires de guerre romains étaient actionnés par des rameurs profes-
sionnels et de surcroît bien payés. La condamnation aux galères n’existait pas dans la juridiction romaine, et la
première utilisation de galériens dans les batailles navales est l’œuvre des très chrétiens chevaliers de Malte qui
enchaînèrent des prisonniers turcs sur leurs galères contre l’Empire ottoman au XV 
e
siècle.
Accessoirement, le schéma narratif de
Ben-Hur
permet de rejouer en toge l’ancien conflit entre les colonies
américaines et la mère-patrie britannique aux XVIII
e
-XIX
e
s., mais aussi (notamment dans le film de 1959) d’y
intégrer la communauté juive par des allusions à la diaspora et à la nécessité de l’Etat d’Israël. Le héros devient
ainsi syncrétique, « tout à la fois juif par la race, romain par l’éducation, chrétien par la conversion et arabe par
les alliances » (J.-L. Bourget) 
6
. Au fil des séquences transparaît toutefois une fascination indéniable pour les fas-
tes impériaux, l’ordre implacable, l’efficacité, le pragmatisme brutal et l’esprit de conquête de l’ancienne Rome,
des facteurs qui voisinent avec la condamnation puritano-voyeuriste des « vices païens » et de la décadence de
cette même société. Le texte introductif de
The Robe
en 1953, plaqué sur les images d’une légion remontant
la Via Appia, parle de « l’armée romaine, la plus belle machine de guerre de tous les temps » sur un ton qui,
paradoxalement, trahit l’admiration et la fierté alors qu’il s’agit des soldats d’un tyran.
La fascination des aigles
On sait qu’au XVIII
e
siècle, les révolutionnaires américains puis jacobins ont déterré les symboles de la Rome
républicaine. Napoléon s’est réservé l’aigle, emblème de domination repris par Washington (et passagèrement
par le Troisième Reich). George Washington s’est fait peindre en toge, et la sculpture d’Antonio Canova le mon-
tre en armure romaine. Le protestantisme anglo-saxon s’est découvert une empathie naturelle pour la rigueur et
l’austérité républicaines, dont l’architecture néoclassique s’est fait l’écho (le Capitole à Washington, les temples
de Wall Street). En 1948, David Bradley tourne carrément son
Julius Caesar
devant divers bâtiments munici-
paux de Chicago : la profusion de marbre blanc donne le change. Au lendemain de la victoire de 1945, l’esprit
d’entreprise de la nouvelle puissance planétaire croit reconnaître dans la monumentalité de Rome les gratte-ciel
d’hier et dans les visions de grandeur des césars sa propre obsession des superlatifs (les billets de banque améri-
cains affichent la devise impérialiste «Novus Ordo Seclorum»). Ne partage-t-elle pas une même propension à
chiffrer, quadriller, organiser, bureaucratiser tout ce qu’elle accapare, la même tendance au légalisme outrancier
teinté d’hypocrisie, et l’anglicisation universelle par les médias ne fait-elle pas écho à la latinisation du monde
antique ? Au cinéma, l’empire romain suggère la préfiguration de l’empire américain. A la fin du
Quo Vadis
de
1951, lorsque Néron est renversé, Marcus Vinicius alias le républicain maccarthyste Robert Taylor s’interroge :
« Babylone, l’Egypte, la Grèce, Rome, qui prendra la suite ? » – «Un monde un peu moins instable, j’espère, ou
une foi un peu moins passagère », lui répond un centurion, et Vinicius de conclure : « L’un n’est pas concevable
sans l’autre » 
7
. Jean-Loup Bourget voit dans l’identification de Washington avec la nouvelle Rome appuyée par
le cinéma des années 50-60 « le corollaire de l’alliance politique entre les Etats-Unis et l’Italie de la Démocratie
chrétienne, rempart contre le communisme » 
8
.
Toutefois, le
Ben-Hur
de 1959 contient déjà une discrète mise en garde contre les dangers d’une immixtion
impérialiste dans une région du monde (la Judée) qui échappe à la logique de l’occupant. Le pouvoir absolu
de Rome engendre quasi naturellement la corruption d’un Messala. Les premiers revers militaires au Vietnam
et au Proche-Orient suscitent bientôt des courants contestataires qui se répercutent également dans le péplum.
Quoique situés à la fin du II
e
siècle, sous Marc Aurèle et Commode,
The Fall of the Roman Empire
d’Anthony
Mann (1963) et
Gladiator
de Ridley Scott (1999) ne mentionnent à aucun moment la nouvelle religion (alors
que les persécutions vont bon train). Le premier film montre un gouvernement à la dérive, qui a échoué dans sa
politique extérieure (l’aide aux pays sous-développés) et ses tentatives d’intégration ethnique, s’avère incapable
de freiner le démembrement de ses provinces et a vendu son âme à l’argent. Le deuxième dénonce une société
de violence exacerbée, pourrie par le totalitarisme (certains plans rappellent sciemment l’iconographie nazie de
Leni Riefenstahl). Le spectacle sanglant du Colisée, où l’empereur et le gladiateur jouent leur destin en public,
parle en réalité de la puissance manipulatrice des médias et des distractions de masse d’aujourd’hui. Enfin,
vue par les studios californiens, Rome devient « une immense métaphore à multiples facettes pour Hollywood
elle-même » (Michael Wood), manifestant à travers ses évocations les excès, l’ostentation, les dérapages dans le
mauvais goût, mais aussi les innovations technologiques et esthétiques de la fabrique à rêves.
Ce parallélisme frappant entre l’ancienne civilisation latine et les temps modernes a néanmoins ses limites,
comme le démontre le cas de l’étonnante série télévisée
Rome
(2005-07), un produit luxueux d’origine anglo-
américaine, quoique entièrement fabriqué à Cinecittà, et qui est animé d’un souci d’authenticité décoiffant.
On y retrouve certes cette même violence qui suinte quotidiennement dans les journaux télévisés actuels, mais
ce qui soulève les cœurs au XXI
e
siècle semble communément accepté aux temps de Jules César, intégré dans
un système de valeurs où la mort est aussi naturelle qu’omniprésente. Où la dignité vaut plus que la vie, brève
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