5c – la grèce historique
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les méandres de l’âme : ses batailles sont filmées « de l’inté-
rieur », la caméra placée dans le chaos enivrant de la bou-
cherie. Point de vue du combattant qui ne cherche qu’à
survivre, mais aussi l’ivresse de sang que l’on décèle périodi-
quement chez Alexandre, les yeux écarquillés, le faciès bar-
bouillé, ou, quand il est grièvement blessé après la mort de
son cheval Bucéphale en affrontant les terrifiants éléphants
du roi Pôros sur les rives de l’Hydaspe, la vision noyée dans
un rouge psychédélique aussi subjectif que le film lui-même.
La paix (des cimetières) revenue, le conquérant, en vain-
queur vulnérable, pleure les morts, tel Achille sur le corps
de Patrocle.
Face aux inconnues de l’Orient, face à la vision et à l’am-
bition « universelles » de leur roi, aux coutumes perses qu’il
adopte, les généraux macédoniens se montrent racistes, na-
tionalistes, embourgeoisés. (Le préjugé ethnocentrique aris-
totélicien voulait que les Orientaux soient une race d’es-
claves.) Face à la folie de celui qui se croit un dieu et veut
atteindre les « confins du monde », le vieux Ptolémée met
ses contemporains en garde contre les rêveurs dont il faut
s’écarter avant qu’ils ne vous tuent ... tout en admettant
qu’à ses côtés, « nous fûmes tous plus grands que nous-mê-
mes ». L’Alexandre de l’Irlandais Colin Farrell peut dérou-
ter, tantôt blondinet bisexuel, névrosé, rageur et violent,
tantôt philosophe subtil et royal, respectueux des autres re-
ligions, initiateur d’échanges commerciaux interculturels,
un proto-démocrate éclairé, très éloigné des machos mus-
culeux du péplum habituel. En quelque sorte, le film de
Stone fonctionne à l’encontre de l’héroïsme bruyant qu’il
prône. Un film bancal, mais traversé par des moments de
réelle grandeur.
2004 (tv)
Alexander the Great.TheMan Behind the Legend
(Alexandre le Grand, une vie de conquérant)
(GB)
Helen Fitzwilliam ; National Geographic Television
férentes). A partir du conflit avec Philippe en Macédoine,
le récit de Ptolémée opère une ellipse de trois ans, débar-
quant le spectateur dans les plaines désertiques de Gauga-
mèles, face à l’immense armée de Darius III, soit presque
au terme de l’expédition perse. La séquence du meurtre du
père dans l’amphithéâtre d’Agaï écrasé de soleil est dépla-
cée en flash-back à la fin du film (comme pour marquer
l’impossibilité d’échapper aux origines), au moment précis
où Alexandre tue Cleitos le Noir dans une salle obscure du
palais de Sogdiane, parricide symbolique, puisque Clei-
tos lui fut recommandé par Philippe. Un procédé narratif
peut-être discutable, mais cohérent. Ailleurs, le récit de-
vient parfois ampoulé, boursouflé, avec des renvois gran-
diloquents au
Citizen Kane
d’OrsonWelles (l’anneau qui
tombe à l’instant de la mort) ou au
Napoléon
d’Abel Gance
(la perspective de l’aigle au-dessus des armées), le tout revu
par Freud.
S’il perd plus d’une fois le contrôle de son navire, Stone ne
perd toutefois pas son sens du cinéma. L’entrée triomphale
à Babylone lui donne l’occasion de brosser des tableaux
d’une indéniable magnificence, et l’affrontement décisif de
Gaugamèles est proprement époustouflant, une symphonie
d’effets numériques soutenue par un montage, une bande
son et un sens du cadrage magistraux : les manœuvres de
phalanges avec leurs longues sarissas contre les chars à faux
perses sont emportées dans un ballet de fureur et de pous-
sière. La magie de l’image virtuelle transforme 1500 figu-
rants de l’armée marocaine en 250 000 soldats infographi-
ques pour offrir la recréation la plus exacte d’une bataille
de l’Antiquité jamais portée à l’écran. L’évolution de la
cavalerie commandée par le Macédonien fonce sur le char
de Darius à l’image de la mosaïque au Musée de Naples.
On sent Stone (dont le tempérament guerrier s’affiche dès
Platoon
) plus à l’aise au cœur des échauffourées que dans
Alexandre (sur son cheval Bucéphale) recule devant les éléphants du roi Pôros, sur les rives de l’Hydaspe (
Alexander
, 2004)