5c – la grèce historique 
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Asiatiques ? Son mentor Aristote ne lui avait-il pas enseigné que le rôle des Grecs était de soumettre les barbares,
ces « races nées esclaves » ? Démosthène a dénoncé sa mégalomanie au péril de sa vie. Le temps a corrigé cette
première impression comme en témoignent les relations plus tardives de Ptolémée Soter, Aristobule de Cassan-
drée et Clitarque (IV 
e
s. av. JC), Diodore de Sicile (un siècle av. JC), Plutarque et Arrien (après JC). La légende
d’Alexandre si répandue au Moyen Age (à travers les traductions et interprétations multiples du très fantaisiste
Roman d’Alexandre
attribué à Callisthène d’Olynthe) exalte un archétype d’humanité héroïque, chevaleresque
et aventureuse, une jeunesse tourmentée par le désir de puissance. Le roman sert de livre d’histoire à toutes les
écoles d’Occident, tandis qu’en Orient, il féconde en particulier la poésie soufie syrienne (Firdousi, Nizâmi,
Djami de Héràt chantent les louanges d’Iskandar Zu’l Qarnain, « Alexandre le Bicornu »). Mais après la tragé-
die galante que lui consacre Jean Racine en 1665 (
Alexandre le Grand
), appelée à refléter l’image magnifiée du
jeune Louis XIV, et l’opéra d’Haendel (
Alessandro
, 1726), l’épopée du conquérant juvénile, incompatible avec
les idéaux des Lumières, de la Révolution française et du nationalisme bourgeois, subit une éclipse de plusieurs
siècles, tandis que les historiens s’attellent peu à peu à en préciser l’importance et les limites réelles.
Le cinéma, à sa manière, reflète scrupules et hésitations de la recherche historique. Alors qu’on pourrait
s’attendre à un traitement de faveur similaire à celui réservé à d’autres grands conquérants du passé, comme
Jules César ou Napoléon (qui, lui, détient le record absolu de présence à l’écran), iI faut patienter près de
soixante ans jusqu’à ce qu’un cinéaste occidental aborde la matière de front. (En Inde encore sous la coupe
du vice-roi d’Angleterre, l’épisode de la rencontre d’Alexandre et de Pôros, roi du Pendjab, chanté jadis par
Racine, fait l’objet d’un premier film aux accents patriotiques, donc antibritanniques en 1941.) Ce ne sont
pas que des considérations budgétaires qui freinent les producteurs. L’admiration béate, l’exaltation face aux
exploits militaires, à la soif incoercible de gloire, à l’audace visionnaire et la stratégie géniale du Macédonien
qui provoquèrent la chute d’un empire millénaire ne suffisent plus, après deux tueries mondiales, à justifier un
spectacle cinématographique. Au-delà de la simple chronique imagée, il convient de trouver une approche du
personnage, un angle qui parle aux spectateurs d’aujourd’hui. Dans
Alexander the Great
, fresque américaine
de 1956, le libéral Robert Rossen cherche à analyser les fondements de l’impérialisme, l’échec des idéalismes
politiques à travers la représentation d’un général fascinant et complexe, mais aussi satrape despotique et en fin
de compte autodestructeur (Richard Burton). L’hellénisation discutable de l’Asie ne fut peut-être qu’une vaste
entreprise commerciale au profit de la Macédoine, attirée par les richesses fabuleuses des Mèdes. En filigrane,
on peut lire dans l’œuvre de Rossen un règlement de comptes déguisé avec le maccarthysme. En 1968, le té-
léfilm de Phil Karlson, avec William Shatner et John Cassavetes, retombe cependant dans les clichés rabâchés
par des générations d’historiens peu regardants, faisant du Macédonien un surhomme intrépide et généreux
Maître du monde, Alexandre séjourne à Babylone : Claire Bloom et Richard Burton dans
Alexander the Great
de Robert Rossen (1956)
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