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d’Auguste sert de prétexte pour lancer une «Mostra Augustea della Romanità » dont diverses expositions, pu-
blications et la programmation des théâtres et opéras se font l’écho tonitruant. Si le régime des Chemises noires
n’a (à l’exception du fameux
Scipione l’Africano
en 1937) pas produit de péplums, c’est que sous Mussolini,
le cinéma « romain » est dans la rue. Ironie du sort, la pompeuse cité administrative et son Museo della Civiltà
Romana que Mussolini avait fait édifier pour l’Exposition universelle romaine en 1942 (qui n’eut jamais lieu)
serviront après-guerre, moyennant quelques retouches, de décors à diverses fresques antiques.
Le cinéma en costumes refait timidement surface après la chute du dictateur, mais il se veut alors plus un
rappel des succès de la production nationale d’antan, de sa capacité technique et artistique, que de celle de l’his-
toire romaine à proprement parler. On commence du reste par des sujets qui évitent toute sublimation suspecte
de l’empire : c’est Byzance la magnifique (
Teodora
, 1953), les crimes du paganisme (
Nerone e Messalina
, 1949),
la persécution des chrétiens (
L’Apocalisse
en 1947,
Fabiola
et
Gli ultimi giorni di Pompei
,
1949), le soulève-
ment des esclaves (
Spartaco
, 1953). Toutes considérations économiques mises à part, le laxisme et l’humour
du péplum italien du début des années soixante, l’invraisemblable nonchalance de ces produits de série ultra-
codés face à l’Histoire des érudits traduisent à leur manière le désenchantement de la génération post-1945, la
méfiance envers l’endoctrinement étatique et son imagerie de manuel scolaire. Les films « romains » de Vittorio
Cottafavi, l’intellectuel du lot, sont à cet égard assez révélateurs :
La rivolta dei gladiatori
(1958),
Le legioni di
Cleopatra
(1959) ou
Messalina
(1960) sont remplis de héros désabusés, vomissant la phraséologie belliciste et
proches du petit peuple qui, lui, paie pour la postérité des puissants. Ce sont invariablement les sur-musclés
du prolétariat (Ursus, Goliath et consorts) qui prennent la défense des faibles, des femmes et des enfants. Le
cynisme du spaghetti-western est à la porte. Federico Fellini, avec son
Satyricon
(1969), fait un pas de plus :
il renvoie carrément aux oubliettes toutes les notions convenues de la romanité et transforme cette époque en
univers extraterrestre, insaisissable pour l’homme d’aujourd’hui. En cela, il apparaît comme le porte-parole
d’une modernité en train de perdre ses propres repères existentiels.
Une relation ambiguë : les Etats-Unis et Rome
Si cette Italie-là ne prend plus son passé trop au sérieux, il en va tout autrement du film à grand spectacle
américain, qui acquiert de l’importance, un sérieux et du poids à mesure que l’italien s’en distancie avec une
sorte de bonhomie amusée. Comme le révèle le chapitre consacré aux Hébreux, la Bible reste dans l’imaginaire
populaire américain la référence primordiale pour les temps anciens. L’histoire de Rome est par conséquent
inextricablement liée à celle des débuts du christianisme, l’Antiquité étant globalement perçue comme une
époque de violence, d’arbitraire et de barbarie avant que ne s’affirme l’esprit des Evangiles. C’est le Christ contre
l’Antéchrist, et, sur un plan transposé, la décadence « européenne » vaincue par les principes chrétiens musclés
de l’Amérique démocratique. La fresque religieuse – car c’est elle qui domine la production hollywoodienne
des années cinquante avec des blockbusters tels que
Quo Vadis
,
The Robe
,
Demetrius and the Gladiators
,
The
Silver Chalice
,
Ben-Hur
, etc. – reflète d’emblée les enjeux idéologiques du siècle. Elle est tiraillée entre deux
courants contradictoires : foncièrement conservatrice par son attachement aux institutions politico-religieuses
de la nation, mais aussi révolutionnaire par l’énoncé d’un message évangélique qui en conteste l’arrogance et
la puissance armée (les premiers chrétiens refusaient de servir dans les légions). Le film historique américain se
dresse contre les dictatures d’hier (empire britannique, nazisme, fascisme) et d’aujourd’hui (communisme) en
introduisant des notions étrangères au monde romain comme la liberté, l’égalité et l’humanisme. Chrétiens ou
esclaves crucifiés (Spartacus) soulignent le bien-fondé des choix de la Maison-Blanche. Mais souvent, le dis-
cours est saboté par la portée des images. Le public peut souffrir avec les martyrs persécutés pour leur foi, mais
l’étalage de la dépravation de Rome sur écran large et en Technicolor procure un plaisir des yeux et des sens
autrement plus exaltant ! Car comme le remarque avec pertinence Michael Wood 
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, même quand les chrétiens
sont les héros du récit (ceux qui ont notre sympathie et seront les vainqueurs de demain), c’est leurs oppresseurs
romains que le film célèbre par ce qu’il en montre. Tous les attraits visuels qui incitent le spectateur à voir ce
type de film – palais, orgies, parades, batailles, incendies, jeux de cirque, tortures – appartiennent clairement à
l’adversaire.
Que ce soit sous forme de roman ou de film, le récit de
Ben-Hur
semble particulièrement représentatif de
cette vision et de ses ambiguïtés. Best-seller mondial publié en 1880, ouvrage de prosélytisme chrétien dirigé
à la fois contre l’agnosticisme galopant de l’ère industrielle et pour encourager la réconciliation d’une nation
encore meurtrie par les déchirements fratricides, le livre est l’œuvre de Lewis Wallace, un proche de Lincoln;
cet ancien général de la guerre de Sécession et gouverneur du Nouveau-Mexique est resté célèbre pour avoir
organisé la capture de Billy the Kid. Le succès persistant du récit peut s’expliquer par le fait que le personnage
de Juda Ben-Hur est une synthèse convaincante de la nature religieuse proche-orientale et de l’esprit dynamique
et tenace de l’homo americanus, homme d’action par excellence. Ben-Hur, c’est « le chaînon manquant entre
la Passion et le western » (Michel Cieutat) 
5
. Notons au passage qu’un facteur déterminant de l’intrigue repose
I...,243,244,245,246,247,248,249,250,251,252 254,255,256,257,258,259,260,261,262,263,...674