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our le grand public, l’Antiquité au cinéma, c’est d’abord l’histoire de Rome. Et Rome, à son tour, est
synonyme d’empire. Plus de mille ans de conquêtes militaires et d’imprégnation culturelle, technologi-
que, administrative se sont étalés sur les écrans du monde dès l’invention du cinématographe. Ce sont les
légions de César qui viennent à l’esprit, les gladiateurs au Colisée, les courses de chars, les empereurs dépravés,
les premiers chrétiens. Rome, c’est le règne des décors imposants (Forum, Circus Maximus), du spectacle et
des masses bruyantes ... Des scènes, des images qui, détournées ou non, concernent le passé d’une majorité de
pays actuels : l’Italie, la France, la Belgique, l’Allemagne, l’Autriche, la Grande-Bretagne, l’Espagne, les Balkans,
la Grèce, l’Afrique du Nord, l’Egypte, le Proche-Orient. Une histoire qui présente un kaléidoscope de cas de
figure actualisables dans les domaines de la politique, du social ou de la religion. Où l’on passe du mythe à la
monarchie, de la république à l’empire, abordant
nolens volens
problèmes interethniques d’intégration, d’immi-
gration ou d’invasion, de conflits confessionnels, de dissolution des mœurs et de renouveau moral. Bref, une
matière qui, transposée adroitement, permet des parallèles constants avec les temps modernes.
Le mot « péplum», terme consacré pour désigner globalement les films de l’Antiquité, vient du latin 
1
. « Pe-
liculas de Romanos » disent les Hispaniques, même si ce sont des Hébreux, des Hellènes ou des Egyptiens qui
se débattent en CinemaScope. Et c’est un empereur romain, Néron, que met en scène le tout premier film en
costumes du septième art, produit par les frères Lumière en 1896. C’est dire, dans la mémoire collective, la pri-
mauté de Rome sur toutes les autres civilisations de l’Antiquité. Primauté par la représentativité tant iconique
que littéraire de la ville de Romulus, sa renommée en tant qu’ancien centre du monde. Mais primauté aussi par
le nombre inégalé de livres, de drames, de films (au total env. 1080 titres) que son histoire turbulente a suscités.
Ce sont du reste le premier siècle avant et après Jésus-Christ, soit la fin de la République et le règne des Julio-
Claudiens (de César à Néron) qui inspirent le plus les scénaristes. Cette même époque donne invariablement
le ton en matière d’habillement et de panoplie militaire (toges, casques à cimier, cuirasses, pilums, tuniques de
laine rouges, etc.). Dans le péplum des années cinquante-soixante, on ne fait guère de différence vestimentaire
entre un Curiace et un légionnaire de Constantin le Grand, 970 ans plus tard ...
Un passé de circonstance
Il faut bien l’admettre, au risque d’agacer les puristes : plus que tout autre art, plus que toutes les bibliothèques,
c’est le cinéma qui a contribué à réellement familiariser l’Occidental d’aujourd’hui avec son passé romain. Mais
un passé qui est souvent de circonstance, suscité à dessein, même inventé si nécessaire et modulé de toute pièce
2
.
En Europe, des traditions nationales en rapport aux Anciens se mettent en place dès le XVIII 
e
siècle. Après
la proclamation du royaume d’Italie en 1861 et l’achèvement de l’unité par l’occupation de Rome en 1870
(unité partielle, puisque le Saint-Siège refuse la laïcité du nouvel Etat), il s’avère urgent de façonner un portrait
consensuel de l’Italien lui-même, d’ériger un modèle identificatoire qui se réfère à un passé commun, forcément
lointain. Très hétérogène, la population italienne a été divisée et soumise pendant mille cinq cents ans aux ré-
gimes et dynasties de toute l’Europe. Il faut recréer une conscience nationale. La mise en scène, puis la mise en
images de Rome deviennent un enjeu idéologique. C’est ainsi que naît le concept de la « romanité » développé
et nourri dans l’imaginaire par une abondante production de fictions historiques. Les tragédies romaines d’un
Pietro Cossa (
Nerone
en 1871,
Messalina
en 1876,
Cleopatra
en 1877) vont à leur tour inspirer des compositeurs
comme Luigi Mancinelli ou Pietro Mascagni. Les nombreux romans de Raffaello Giovagnoli (
Spartaco
, 1874,
Opimia
en 1875,
Faustina
en 1881,
La guerra sociale. Aquilonia
en 1884,
Messalina
en 1885,
Publio Clodio
en
1905, etc.) susciteront une nuée de spectacles et de films jusqu’au milieu des années 1920.
A la veille de la Première Guerre mondiale, ces évocations d’un passé glorieux servent de légitimation
historique pour les conquêtes coloniales en Afrique et finissent par concilier l’Etat et l’Eglise italiens dans un
même rêve impérialiste. Elles doivent également faire oublier une succession humiliante de déconvenues et
de demi-échecs en Erythrée (le massacre de Dogali en 1887), en Somalie et en Ethiopie (avec la défaite écra-
sante d’Adoua en 1896), en Tunisie et en Egypte 1881 / 82, enfin en Chine en 1899. Alors que l’on fête le 50
e
anniversaire de l’unification d’une nation encore mal assurée, la guerre italo-turque de 1911 / 12 réveille des
souvenirs de «Mare Nostrum». L’idéal républicain du Risorgimiento se mue en délire de
grandezza
. D’intenses
excavations archéologiques (le Forum, Pompéi) et de nouveaux musées révèlent à la jeunesse du pays les vertus
qui firent de Rome, jadis, la maîtresse du monde. L’ancienne Rome – qui est un empire bien avant d’avoir des
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