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 l'antiquité au cinéma
Toute société, notait Eisenstein, reçoit les images en fonction de sa propre culture. La remarque est
également valable pour l’habillement, notamment en matière de toilettes féminines. Une Cléopâ-
tre de théâtre, de cinéma, de télévision doit obligatoirement séduire le spectateur de son temps, au
grand dam des spécialistes, car les canons de la beauté comme la perception de l’érotisme changent
avec les décennies. En outre, la garde-robe et le maquillage peuvent parfois être imposés par la ve-
dette : oui au costume antique, mais à la mode d’aujourd’hui ! En fait, appliqué scrupuleusement,
le souci de réalisme historique pourrait aboutir à des aberrations : s'il fallait le cultiver à tout prix
et à tous les niveaux, il faudrait par exemple affubler de nombreuses personnalités du passé d'une
dentition peu ragoûtante, au risque de vider les salles obscures ...
Ces considérations sont plus pertinentes encore quand il s’agit d’aborder la psychologie des per-
sonnages, leurs motivations étant par trop éloignées de celles de nos concitoyens. Il y a dans le
cinéma historique une forme d’anachronisme permanent, mais sans doute nécessaire en vue de
l’identification recherchée du spectateur, qui consiste à prêter à des personnes d’autrefois une men-
talité, un comportement et des réflexes contemporains. Mal gérée, cette nécessité scénaristique est
aussi le plus grand péril de l’entreprise (Hawks attribuait l’échec de
Land of the Pharaohs
au fait
qu’il n’arrivait pas à s’imaginer « comment parlait un pharaon »). Ces adaptations se justifient dans
une certaine mesure, puisque le public est censé partager émotionnellement le sort des protagonis-
tes et qu’il importe par conséquent d’introduire des repères familiers pour le rassurer. Les tribuns
romains de Shakespeare réagissent et pensent comme des Anglais de l'âge élisabéthain, condition
sine qua non
pour être applaudis au Globe Theatre. Mais l’ajustement a ses limites. A partir de
la Renaissance, l’homme occidental fonctionne selon des ressorts psychologiques qui nous sont
relativement compréhensibles. Pour les siècles antérieurs, rien n’est moins sûr. S’il y a une chose
que le cinéma démontre clairement, c’est bien notre incapacité à (nous) représenter, par exemple,
la ferveur des bâtisseurs de cathédrales, les mythes de la chevalerie ou l’univers mental d’un druide
autrement que par des déformations souvent à la limite de la caricature.
Paradoxalement, les connaissances archéologiques permettent aujourd’hui des reconstitutions ci-
nématographiques d’une exactitude historique et d’un réalisme inégalés. Mais faire déambuler
dans un récit du VI
e
siècle comme
King Arthur
d’Antoine Fuqua (2004) des héros qui affirment
« combattre pour la liberté et l’égalité de tous les hommes » lui enlève d’un trait tout le capital
d’authenticité durement acquis sur le plan matériel et technique. Le ridicule naît de ce type de rap-
prochements saugrenus. Fruit combiné de l’inculture et de l’exagération, le kitsch, cet assemblage
de mauvais goût produit par l’économie industrielle, menace tout particulièrement la représenta-
tion de ce qui nous est le plus étranger.
Buts et organisation de l’ouvrage
On aura compris que les pages qui vont suivre ne se veulent pas une simple nomenclature filmo-
graphique. L’ouvrage vise à réunir sous forme synthétique une somme d’informations souvent
difficilement accessibles (et soutenues par une iconographie très variée) sur une catégorie de films
qui n’a, à ce jour, guère retenu l’attention des historiens francophones. Plutôt qu’à une approche
abstraite (et en fin de compte superficielle), nous invitons à la découverte sur le terrain, systéma-
tique, d’époque en époque, de décennie en décennie. Notre but étant de resituer ces films dans
un courant culturel, esthétique, économique et idéologique plus global, et de ne pas se limiter au
domaine strict de l’audio-visuel aux XX
e
et XXI
e
siècles, il est indispensable de prendre en consi-
dération le contexte même de la production, du tournage, des motivations des responsables et de
l’accueil public 
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.
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Au départ, le présent ouvrage constitue le premier volume d’une
Encyclopédie du film historique
en quatre parties portant sur la représentation du
passé dans les films et téléfims de fiction. Le tome 2 traitera du Moyen Age et de la Renaissance, le tome 3 de l’Absolutisme (XVII
e
-XVIII
e
siè-
I...,XIV,XV,XVI,XVII,XVIII,XIX,XX,XXI,XXII,XXIII XXV,XXVI,XXVII,XXVIII,XXIX,XXX,XXXI,XXXII,XXXIII,XXXIV,...674