Introduction 
XXIII
en ne prenant pas toujours sa matière au sérieux, il interroge l’histoire et ses personnages. Dans ce
processus, le grossissement, la schématisation sont parfois des nécessités. Tout créateur revendique
le droit de prendre ses libertés avec Clio, « que l’on peut violer à condition de lui faire de beaux
enfants » (Alexandre Dumas). Les drames de Shakespeare, Racine, Corneille, Schiller, les opéras
de Haendel, Rossini, Verdi, Puccini, les toiles de Rembrandt, du Titien ou d’Ingres ne s’en sont
jamais privés. Pourquoi refuserait-on aux cinéastes ces mêmes licences prises avec l’histoire que
l’on applaudit sans réserve chez d’autres artistes ? N’y a-t-il pas une forme de paresse intellectuelle
chez ceux qui s’obstinent à traiter le langage des images par-dessus la jambe, dans la conviction
probablement inconsciente que le cinéma reste un art mineur, un amusement populaire incapable
de créer des équivalences aux alexandrins, aux accords symphoniques ou aux subtilités chromati-
ques d’un pinceau ?
A partir des années 1960, on assiste à des efforts sérieux de représenter le passé selon les révélations
du savoir savant et d’échapper ainsi à l’héritage du romanesque. Pour l’Antiquité, cette option reste
toutefois limitée au petit écran et aux soirées thématiques suivies par un public averti. Un Roberto
Rossellini, entre autres, privilégie des aspects négligés de l’histoire officielle, la chronique, la recréa-
tion du quotidien socio-culturel par l’esthétique du reportage. Financé par les chaînes publiques,
ce courant ne se préoccupe ni de rentabilité ni d’attractivité. Il est relayé quelque trente ans plus
tard par la docu-fiction, un type de téléfilm bâtard qui s’emploie à faire passer un sujet scientifique
en l’enrobant de la dramaturgie propre à la fiction. Il permet d’aborder des matières compliquées
de manière didactique, avec un minimum de concessions, et compte quelques réussites majeures,
comme
Pompeii - The Last Day
(2003),
Brûlez Rome !
(2005) ou
Hannibal
(2006). A ce jour, c’est
avant tout dans ce registre un peu impersonnel, loin des ficelles mélodramatiques, que l’on peut
déceler une volonté réelle de corriger les stéréotypes de l’histoire enseignée et médiatisée.
La reconstitution est une tâche à géométrie variable. L’Europe est encore parsemée d’édifices da-
tant du Moyen Age ou du XVIII 
e
siècle, et qui peuvent servir de toile de fond naturelle, de
référence concrète. Seule l’Antiquité nécessite de la part des cinéastes une réinterprétation dé-
corative globale (ce qui incitera Fellini à lui substituer son propre univers fantasmagorique dans
Satyricon
). A partir des années 1940-1950, il faut l’arrogance du sorbonagre pour s’imaginer
que la mise en chantier de films à grand spectacle ne s’entoure pas d’une cohorte d’historiens,
d’architectes spécialisés et d’archéologues quand il s’agit de reconstruire à grands frais à Cinecittà,
à Monastir ou à Madrid le Forum romain, un espace qui a du reste subi moult modifications entre
les règnes de César, Caligula ou Commode. La liste d’érudits et d’universitaires qui ont encadré
l’élaboration de ce type de films est longue, et si certaines de leurs directives n’ont pas été suivies
à la lettre par le réalisateur, c’est que, très souvent, ce dernier avait ses raisons : besoins particuliers
de l’écran panoramique, effets de perspective ou impératifs de mise en scène. Ce qui peut paraître
un anachronisme (par ex. l’inclusion d’édifices apparus un siècle plus tard) contribue sciemment
à donner au récit une synthèse pluritemporelle de la splendeur impériale. Il s’agit là d’un choix
esthétique pleinement assumé, en quelque sorte d’une « poétique » de l’anachronisme revendiquée
par divers cinéastes. Il en va bien sûr autrement dans le cas des péplums de série, aux budgets
serrés, lorsque la rentabilisation de décors (certains ont servi plusieurs fois) ou de bâtiments
préexistants (comme l’esplanade mussolinienne de l’actuel Musée de la civilisation romaine) obéit
à une nécessité économique. Ce n’est alors plus une Rome archéologiquement correcte, mais une
Rome rêvée qui remplit l’écran. « Le devoir de l’historien est de donner un récit exact des faits
connus et prouvés. Le devoir de tout dramaturge est de remplir les lacunes entre ces faits » résumait
DeMille, lui-même passé maître dans l’art d’exploiter les possibles historiques : son extravagant
temple de Dagon dans
Samson and Delilah
, par exemple, est orné de fresques minoennes et sumé-
riennes, puisque les Philistins, assimilés aux « Peuples de la Mer », seraient, selon certaines théories,
originaires de la Crète.
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