2 – les hébreux 
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paie Bragaglia et engage à sa place Robert Aldrich (
The
Big Knife
,
Attack
), qui séjourne alors en Europe où il est
en proie à de grandes difficultés financières après deux ans
de chômage technique et plusieurs échecs au box-office. Sa
propre société de production Associated & Aldrich est au
bord de l’abîme et « Big Bob », jadis tant acclamé pour son
punch, son anticonformisme et son style novateur, a perdu
toute indépendance. Aldrich ne se fait donc pas prier, mais
il fait réécrire le scénario et emmène son équipe en Afrique
du Nord (l’Egypte ayant interdit aux cinéastes de filmer
sur son territoire, aux confins du Soudan) où ses demandes,
jugées exorbitantes, paniquent Lombardo. Les coûts grim-
pent des 1,5 prévus à 5 milliards de lires (4,5 millions de
$), suite à plusieurs incidents. Sergio Leone figure au gé-
nérique des copies européennes comme coréalisateur pour
des raisons purement syndicales, Aldrich l’ayant renvoyé
après quelques semaines parce qu’il travaillait trop lente-
ment. Leone a parfois revendiqué l’impressionnante ba-
taille des Hébreux contre les tribus bédouines, tournée en
réalité par Oscar Rudolph avec 1000 cavaliers de l’armée
de Mohammed V et 3000 fantassins berbères dans les pa-
rages de Marrakech. Au milieu du tournage, les soulève-
ments en Algérie française voisine font que les troupes mi-
ses à disposition du film sont soudainement mobilisées aux
frontières. La ville fortifiée d’Aït Benhaddou, un superbe
ksar berbère près d’ Ouarzazate (site inscrit à la liste du
Patrimoine mondial en 1987 et protégé par l’UNESCO),
sert pour la première fois de décor naturel à l’écran ; les in-
térieurs de la cité condamnée, signés Ken Adam (décora-
teur génial de la série des James Bond et d’
Around the
World in 80 Days
), sont réalisés à Cinecittà. Rossana Po-
desta ayant dû quitter brusquement le Sud marocain pour
raisons de maladie, toutes ses scènes doivent être filmées en
Italie, où la production érige les bas-quartiers de Sodome
sur les rives de l’Amiene, un affluant du Tibre, puis en Si-
cile. Après le clap final, Aldrich est renvoyé et son film ré-
duit de 171 à 154 minutes.
La Genèse est très laconique sur Loth et sa famille (quel-
ques lignes au mieux), sur ses deux filles et son épouse (qui
n’ont pas de noms), de même que sur Sodome et / ou Go-
morrhe, leurs gouvernements, leurs vices et leur anéantisse-
ment. Le scénariste américain Hugo Butler, une ancienne
victime de la chasse aux sorcières maccarthyste, opère donc
un amalgame habile entre Loth et son oncle, le patriarche
Abraham. Selon l’Ancien Testament, c’est ce dernier qui li-
vre bataille contre les ennemis de Sodome, les Elamites et
leur roi Kedar-Laomer dans la vallée de Siddim, pour li-
bérer Loth et les siens, captifs («Genèse » 14 :14). C’est éga-
lement Abraham qui intercède auprès de Jéhovah pour que
la cité maudite ne soit pas détruite s’il s’y trouve au moins
dix justes («Genèse » 18  :22). Cette rocade implique que
Loth devient ici un véritable chef de tribu et qu’en quit-
tant Sodome, il n’est pas seulement suivi par sa femme et ses
deux filles (abandonnées par leurs gendres), mais par tout
le peuple juif des « croyants », auquel se joignent des cen-
taines d’esclaves révoltés de la cité que les sermons de Loth
ont ébranlés. (Stewart Granger est le seul Juif imberbe du
lot, signe de deuil, puisqu’il est veuf, fort commodément.)
Béra, le roi de Sodome dans la Genèse, est transformée en
reine, piment érotique oblige. Sa ville est prospère grâce au
trafic du sel, un des facteurs de corruption. «Pour nous, tout
ce qui donne du plaisir est sacré », proclame la souveraine
face aux austères coutumes des bergers d’Israël. Butler, ex-
collaborateur de Joseph Losey et de Luis Buñuel, ajoute son
propre grain de sel, une note contemporaine : c’est au nom
de Jéhovah que Loth trucide sans pitié le prince Astaroth,
à terre et désarmé parce qu’il a insulté sa femme et couché
avec ses filles, et c’est avec le même élan intégriste qu’il a
exterminé les Elamites. Sa fille Shuah lui crie sa haine au
visage. « Au nom de ton dieu, tu t’es abandonné à l’ivresse
de tuer pour le plaisir ... tu es devenu comme nous, félici-
tations ! » ajoute narquoisement la reine Béra. Saisi de re-
mords forts chrétiens, Loth se laisse jeter en prison, où Jé-
hovah lui pardonne son péché d’orgueil et lui confère des
pouvoirs surnaturels (il aveugle ses ennemis). Lorsque les
Elamites finissent engloutis jusqu’au dernier dans les flots
libérés par la destruction d’un barrage, ce sont des ima-
ges des
Ten Commandments
de DeMille qui reviennent
à l’esprit, et Sodome disparaît dans une explosion de type
nucléaire qui rappelle lointainement celle de la fin de
Kiss
Me Deadly (En quatrième vitesse)
du même Aldrich. Son
Loth tient donc à la fois d’Abraham, de Moïse, de Sparta-
cus et de Lincoln.
Toutefois, totalement ligoté par la censure tant italienne
qu’américaine, Aldrich ne peut vraiment traiter son sujet,
l’analogie entre la décadence antique et celle du monde mo-
derne. Les turpitudes qui agitent les deux villes et qui leur
vaut le courroux divin se résument à fort peu de chose : une
reine incestueuse et bisexuelle (Anouk Aimée, inquiétante de
cynisme pervers), un parterre de corps à demi-nus langou-
reusement allongés, des bacchanales bien arrosées, quelques
tortures d’un sadisme sophistiqué, et, comble de la cruauté,
une foule d’esclaves ! Mais l’esclavagisme dont vit Sodome,
cautionné par l’Ancien Testament (cf. « Exode » 20), était
une pratique tellement courante durant toute l’Antiquité
que même le Christ n’a pas jugé opportun de la remettre en
Le péché selon Cinecittà: la reine lesbienne (Anouk Aimée) et les
orgies de
Sodom and Gomorrah
de Robert Aldrich (1961)
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