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 l'antiquité au cinéma
car les membres de la nouvelle secte sont encore peu nombreux à Rome. Père de l’Eglise au III
e
siècle, Origène
confirme le nombre limité des victimes 
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et aucun des quatre Evangiles (rédigés peu après la mort de Néron) ni
même les
Actes des Apôtres
n’y font référence. Suétone se borne à signaler que « des chrétiens ont été punis » et
classe ce fait parmi les bonnes actions de Néron, car, manquant de loyauté envers l’Etat, ils propageaient une
« superstition néfaste ». Quant aux châtiments eux-mêmes, certes horribles, ils correspondent rigoureusement à
la juridiction de l’époque : les incendiaires étaient brûlés vifs et les criminels livrés aux fauves pour l’édification
des foules ; le crucifiement était la punition courante réservée aux esclaves ou aux étrangers de basse extraction.
(Pour le conflit du christianisme avec l’Etat romain, cf. 6b, le commentaire introductif sur l’Empire.)
L’éclairage caricatural d’un best-seller
Son exécrable réputation, Néron la doit aujourd’hui au célèbre
Quo Vadis ?
de Sienkiewicz. L’écrivain national
polonais (Prix Nobel de littérature en 1905) visait à travers Néron le tsar Alexandre II, maître de la Russie or-
thodoxe et persécuteur des Polonais catholiques uniates (d’où l’importance de la Ville éternelle et de saint Pierre
dans le texte). En filigrane, le romancier parle de la possibilité de renaissance de la Pologne, assujettie mais non
vaincue moralement. L’héroïne fictive Lygie et son garde du corps Ursus sont des Lygiens, une tribu germanique
de la Pologne antique réduite en esclavage. Le preux Vinicius, son amoureux, est une combinaison de deux
personnages historiques, Annius Vinicianus, légat de la V 
e
légion, et un certain Vinicius, conspirateur contre
Néron mentionné par Suétone. Stimulé par les excavations archéologiques massives entreprises à Rome entre
1870 et 1914, et dans les catacombes au début du XX
e
siècle, Sienkiewicz souhaite donner corps à la période
obscure et très peu documentée des débuts du christianisme. Il se renseigne pour cela, une fois de plus, chez
Tacite, Suétone et Dion Cassius, puis force le trait à tous les niveaux (soutenu par les images très suggestives
de Jan Styka, l’illustrateur de l’édition originale). Sienkiewicz reprend à son compte la fabrication de l’incendie
prémédité de Rome (avec Néron chantant son ode à la prise de Troie du haut de la tour Mécénate, une assertion
de Suétone). Le nombre de chrétiens massacrés est démultiplié, tous encadrés par saint Pierre, dont le martyre
n’est d’ailleurs pas documenté, sinon par une allusion cryptique dans l’Evangile de Jean (21:18-19) ; on suppose
que le supplice de Paul de Tarse eut lieu à la même époque – selon ce que rapporte Eusèbe de Césarée dans sa
Chronique
(III
e
siècle). Sienkiewicz fait jeter des enfants aux fauves, ce qui est contraire aux lois romaines, et
vêtir Lygie, une « criminelle », en vestale pour être suppliciée, ce qui aurait été considéré comme un blasphème
par la foule et aurait provoqué un scandale public.
Mais le trait de génie du romancier reste le personnage même de Néron, une concoction dramaturgique
trop belle pour être ignorée : satrape infantile, rageur et outrancièrement sentimental, esthète dément, idéaliste
perverti, épicurien veule, haïsseur sadique de chrétiens. Bref : le narcisse, le criminel et le comédien. Ce Né-
ron-là a tout pour plaire, et sans s’en douter, Sienkiewicz en forge l’image définitive que propagera le cinéma
pendant plus d’un siècle (outre des opéras, des adaptations scéniques multiples et la bande dessinée). Le succès
foudroyant, instantané du roman comme de ses transpositions ne s’explique pas seulement par la richesse et
l’ingéniosité de son intrigue. En Occident, la fin du XIX
e
siècle marque une réaction contre le positivisme et
le matérialisme. Le mouvement néochrétien se reconnaît dans ces apologies à peine déguisées du christianisme
que sont le
Ben-Hur
de Wallace,
Les derniers jours de Pompéi
de Bulwer-Lytton ou le
Fabiola
du cardinal Wise-
man.
Quo Vadis ?
, qui reçoit la bénédiction du pape Léon XIII, met en exergue la lutte entre l’Etat et le clergé,
le scepticisme croissant dû à la laïcisation opposé à une renaissance religieuse. Dans l’Italie déchirée par le
conflit entre la papauté (qui refuse de reconnaître l’existence d’un Etat séculier) et les nationalistes, le sujet a
une résonance particulière. Aux yeux de la droite traditionaliste, il a le mérite de rétablir les valeurs de l’Eglise
catholique dans l’ordre social et politique de l’Italie moderne, tandis que la présence de saint Pierre à l’écran
signalise la légitimation du Vatican.
Le cinéma naissant profite à la fois de cet élan politico-religieux, de l’engouement didactique pour l’histoire
ancienne et de la mode du superspectacle scénique (Théâtre du Châtelet, cirque Barnum). Avec le
Quo Vadis
d’Enrico Guazzoni en 1913, production qui fait le tour du monde, il fixe les paradigmes d’un sous-genre du
péplum dorénavant massivement représenté, celui des persécutions chrétiennes dans une Rome « décadente »,
domaine où l’ultime rejeton des Julio-Claudiens tient, bien sûr, le haut du pavé. Silhouette envahissante, celui-
ci doit obligatoirement être interprété par un comédien au-dessus de la mêlée (Emil Jannings en 1924, Charles
Laughton en 1932, Gino Cervi en 1949, Peter Ustinov en 1951, Klaus Maria Brandauer en 1984) qui vole la
vedette aux autres protagonistes, quitte à incarner un Antéchrist parfois plus pitoyable et pathétique que terri-
fiant. Après la guerre, la garde prétorienne de cet éternel artiste raté (à l’instar d’Hitler) est identifiée à l’ordre
noir des SS, Tigellin devient le Goebbels du Palatin. Sinon, peu de variantes dans cette galerie de gargouilles
en toges. Le tyran de
Nerone e Messalina
de Primo Zeglio (1949-53) séjourne incognito à Suburre chez son af-
franchie Acté quand il allume par mégarde le feu qui détruira sa capitale. Dans la parodie
Mio figlio Nerone 
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Les
I...,472,473,474,475,476,477,478,479,480,481 483,484,485,486,487,488,489,490,491,492,...674