6b – la rome impériale 
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années cinquante un nouvel ennemi : la télévision. 6000
salles ferment en 1953. Pour inciter les spectateurs à re-
tourner au cinéma, il faut désormais leur offrir ce que le
petit écran ne peut pas encore : de la couleur, et, surtout,
une image géante, le CinemaScope. Le best-seller du pas-
teur-écrivain Lloyd C. Douglas (1942) – trois millions
d’exemplaires vendus – a déjà été racheté en 1944 / 45
par le producteur Frank Ross en association avec la RKO
d’Howard Hughes pour un projet avorté de Mervyn LeRoy,
avec Tyrone Power dans le rôle de Marcellus. Le roman fi-
gure en tête du palmarès des librairies pendant toute l’an-
née 1943 : la victoire de la foi sur un empire corrompu fait
vibrer l’Amérique en guerre contre Hitler. En 1948, c’est
Victor Fleming qui souhaite s’y atteler, cette fois avec Gre-
gory Peck et à Cinecittà, mais le réalisateur décède subite-
ment. Ayant acquis le procédé de l’hypergonar du profes-
seur Henri Chrétien, et encouragé par les recettes de
David
and Bathsheba
, sans parler du triomphe du récent
Quo
Vadis
, Darryl F. Zanuck, chef de la Fox, choisit
The Robe
comme premier film en CinemaScope (et Technicolor) avec
son stéréophonique. Le tournage au format courant 1.33 :1
ayant déjà commencé depuis quinze jours, Zanuck ordonne
l’arrêt des travaux et recommence à zéro en utilisant l’uni-
que objectif CinemaScope alors existant. Le sujet, qui allie
grand spectacle et message religieux, est susceptible de rallier
toutes les églises du pays. Le visage du Christ n’apparaît pas
à l’image car, comme l’affirme Frank Ross, « chacun en a
sa propre représentation », et de surcroît, ces plans seraient
coupés par la censure en Grande-Bretagne où la personni-
fication du Messie demeure interdite à l’écran.
Sans conteste une date dans l’évolution technique du ci-
néma, mais pas nécessairement dans celle du septième art.
Tourné surtout dans les studios Fox à Century City, West-
wood, à cause de la lourdeur des nouvelles caméras (un pla-
teau entier pour le Golgotha), avec quelques extérieurs à
Calabasas (la poursuite de chars), à Corriganville, à Simi
Valley et à Iverson Ranch près de Chatsworth,
The Robe
est conçu spécifiquement pour ce nouveau format, d’où un
certain statisme dans l’utilisation de l’espace. Le Berlinois
Henry Koster (Hermann Kosterlitz) remplit ses cadrages à
ras bord, décors rutilants et figuration massive à l’appui,
et évite le montage en plan rapproché. Honnête artisan de
la Fox, Koster confectionne de l’imagerie sage, à mi-che-
min entre la reconstitution plutôt réaliste et le mélodrame
édifiant, où le charme de Jean Simmons et la fougue du
jeune Richard Burton s’opposent au despotisme de Jay Ro-
binson (23 ans, un débutant au cinéma), un psychopathe
impérial assez jouissif. Quant à Tibère, que Suétone dé-
crit comme un vieillard lubrique et sadique, il est incarné
avec un flegme aristocratique par Ernest Thesiger (le sinis-
tre Dr. Prétorius de
Bride of Frankenstein
), lui-même pe-
tit-fils du baron de Chelmsford. Historiquement, la situa-
tion décrite dans le film est aberrante puisque ni Tibère ni
Caligula ne se sont préoccupés de la poignée de Juifs chré-
tiens établis alors à Rome et que la lettre qu’aurait adressée
Ponce Pilate à Tibère au sujet du Nazaréen est un faux ha-
giographique. L’impératrice Julie, fille d’Auguste et épouse
de Tibère, était du reste morte depuis des décennies quand
débute le récit. Par ailleurs, l’intrigue est pauvre en ac-
tion physique, sauf pour un long duel entre Richard Bur-
ton et Jeff Morrow en Judée, mais l’ensemble est supérieur
au médiocre roman du révérend Douglas. La Crucifixion
est mise en scène sans emphase car c’est un travail de rou-
tine pour les légionnaires romains. Koster et son scénariste
« interdit » Albert Maltz (un des «Dix de Hollywood », le
scénariste officiel Philip Dunne n’étant qu’un prête-nom)
introduisent des passages faisant allusion à la chasse aux
sorcières maccarthyste qui vient de reprendre de plus belle.
Lorsque Tibère (image d’un président Eisenhower vieillis-
sant) est mis au courant de la sédition chrétienne, il exige :
« Je veux des noms, les noms de tous les disciples, de chaque
homme, de chaque femme qui a souscrit à cette trahison. Je
les veux tous, peu importe le prix et le temps qu’il faudra... »
puis ajoute que « le désir de liberté des hommes est le plus
grand des dangers ». Mais rares seront les spectateurs qui
relèveront la chose : tous sont fascinés par l’écran large, cette
innovation technique qui sauve l’industrie d’Hollywood.
Jamais à court de mauvais goût, la publicité du studio ne
manquera pas d’établir un parallèle entre l’apport spiri-
tuel de ce film pour l’humanité et le rôle salutaire du scope
pour le cinéma ! Même François Truffaut jubile, rappelant
qu’« au cinéma, il faut en avoir plein la vue » (
Cahiers du
cinéma
n
o
25 / 1953). En effet, la recréation physique de
l’Antiquité est soudainement décuplée par l’ampleur de
l’image, qui immerge le spectacteur dans le passé comme ja-
mais auparavant, un voyage temporel plus impressionnant
que la visite en touriste d’un site historique. Pour le specta-
teur de 1953, le CinemaScope crée l’illusion de participer
aux événements. Il introduit dès lors aussi la nécessité du
spectacle, des foules omniprésentes dans les séquences d’ac-
tion et d’extérieurs authentiques dans des pays lointains.
Le calcul de Zanuck est payant :
The Robe
fait un mal-
heur, rapportant en recettes mondiales plus de six fois son
coût de production de 4,1 millions de $. Consciente des
possibilités du nouveau procédé, la Fox se lance dans une
suite apocryphe,
Demetrius and the Gladiators
de Del-
mer Daves (cf. infra), alors que le premier film n’est pas en-
core sorti. Cinq nominations à l’Oscar (dont «meilleur film»,
Burton, décors et costumes), primé pour la direction artistique,
Golden Globe Award («meilleur film»).
1954
Demetrius and the Gladiators
(Les gladiateurs)
(US)
Delmer Daves ; Frank Ross-20th Century-Fox, 101 min.
– av. Victor Mature (Démétrius), Susan Hayward (Mes-
saline), Michael Rennie (saint Pierre), Jay Robinson (Ca-
ligula), Debra Paget (Lucia), Barry Jones (Claude), Er-
nest Borgnine (Strabo), Richard Egan (Dardanius),
Anne Bancroft (Paula), Charles Evans (Cassius Chae-
rea, tribun des prétoriens), WilliamMarshall (Glycon),
John Cliff (Varus), Karl Davis (Macro). –
Rome, an 40.
A Capri, Tibère (Ernest Thesiger, dr.) écoute le tribun Marcellus
(RichardBurton) troublé par ce qu'il a vécu enPalestine (
The Robe
, 1953)
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