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  l’antiquité au cinéma
Beulé entreprenait des fouilles importantes sur l’emplacement même de l’ancienne métropole, il a dû, selon ses
propres termes, se contenter d’une « archéologie probable ». Mais en passant de l’écriture à l’image, Carthage
est devenu un véritable casse-tête pour peintres et décorateurs de théâtre, d’opéra et de cinéma, puisque aucun
bâtiment punique n’a survécu. Des excavations permettent de retrouver, non sans peine, le tracé de certains
quartiers, et seuls les vestiges de l’artisanat réunis dans les catalogues du Musée Lavigerie de Saint-Louis de
Carthage autorisent quelques extrapolations. La scène comme l’écran feront donc divers emprunts visuels à l’art
assyrien, iranien et égyptien (le scarabée). En revanche, Moloch, la colossale et effroyable idole de métal décrite
dans
Salammbô
, reprise par l’opéra (Moussorgski), le roman populaire (Emilio Salgari), la bande dessinée et le
cinéma (
Lo schiavo di Cartagine, Cabiria, Cartagine in fiamme
) est un produit purement fantasmatique du
XIX 
e
siècle. Comme l’écrit Michel Eloy à la suite d’Otto Eissfeldt et de Sabatino Moscati 
1
, aucune trouvaille
archéologique ne conforte la réalité de ce dieu à gueule béante et cracheur de feu, de cette hideuse idole cré-
matoire à laquelle les Carthaginois auraient sacrifié leurs enfants. Moloch est inconnu du panthéon punique,
dominé par la divinité Ba’al-Hammôn (il y a confusion avec le mot phénicien «molk » signifiant « don » ou
« offrande »). Selon la
Bibliothèque historique
de Diodore de Sicile, élaborée un siècle après la destruction de la
cité, les Carthaginois auraient, comme d’autres peuples sémitiques, égorgé des enfants (des nouveau-nés diffor-
mes ?), parfois des prisonniers de guerre, puis les auraient jetés dans une fosse sacrée (le « tophet ») où se trouvait
un brasier. Mais les analyses des ossements retrouvés ne révèlent pas si les enfants incinérés étaient mis vivants
sur le bûcher ou s’ils étaient déjà décédés de mort naturelle (on dénote une absence frappante de tombes de
nouveau-nés dans les nécropoles de Carthage et autres sites puniques de la Méditerranée, de sorte que le « to-
phet » pourrait bien n’être qu’un banal cimetière d’enfants et la prétendue immolation une pure invention de la
propagande anti-carthaginoise). Les textes puniques ne font du reste pas d’allusion à des sacrifices humains. Le
brasier était surplombé par une statue de bronze de Ba’al-Hammôn. Dans les temps modernes, la littérature et
le cinéma lui ont substitué Moloch, dieu des Ammonites selon la Bible, et « érotisé » le monstrueux sacrifice en
remplaçant les enfants mâles de l’aristocratie carthaginoise par de voluptueuses dames à demi nues.
Cette représentation de la « cruauté orientale » n’est pas dénuée d’arrière-pensées. Par deux fois, et non
des moindres, cette choquante idolâtrie sémitique servira de prétexte pour justifier «moralement » l’expansion
coloniale italienne sur le continent africain. Au début du XX 
e
siècle, on assiste en Italie à une véritable floraison
du mythe de la perverse Carthage affrontant la Rome vertueuse
2
. A l’origine de cette situation, il y a une humi-
Rome ressent la puissante flotte carthaginoise comme une menace constante (
Cartagine in fiamme
de Carmine Gallone, 1959)
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