4 – mésopotamie 
111
P
our le profane, les civilisations mésopotamiennes sont synonymes d’exotisme luxuriant (les jardins sus-
pendus), de règnes cruels, de débauches orgiaques à l’ombre des harems, de divinités monstrueuses et
d’animaux aussi féroces que leurs maîtres (les crocodiles). Symboles de toutes les merveilles et de tous
les vices, elles illustrent à perfection le concept décrit par Edward W. Said dans son ouvrage incontournable,
L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident
1
. Condamné sans appel, jugé incompréhensible et ethniquement
« étranger », cet univers est cependant tellement décoratif que sa théâtralité ne pouvait laisser les cinéastes in-
sensibles. Il serait en fin de compte assez proche de l’égyptien, si le monde des pharaons n’offrait pas des pers-
pectives religieuses et des sciences qui ont marqué la Grèce et Rome et gardent aujourd’hui encore toute leur
fascination. Rien de tel en Babylonie.
La résurrection de Babylone, d’Our, de Ninive ou des cités de Sumer à l’écran permet en revanche de réu-
nir tous les clichés de bazar arabisant tant appréciés par l’opéra, le ballet et la peinture du XIX 
e
siècle, et haute-
ment révélateurs de la société européenne qui les a produits. Cela donne des fresques qui ne sont que prétexte
à aventures lointaines du style des
Mille et une nuits
, théâtre d’impitoyables luttes de pouvoir décalées dans un
passé imprécis. Tout monarque y est implicitement un tyran aux mille esclaves. Comme autrefois sur scène, son
royaume à l’écran respire l’opulence indécente et le gigantisme (la tour de Babel), avec, souvent, un seul but :
servir de spectacle pour une punition biblique exemplaire, une démonstration de la puissance de Jahvé, irrité
par la vanité des empires démesurés. Des avertissements précèdent la chute. Ainsi Daniel, le prophète hébreu,
survit miraculeusement à la fosse aux lions dans laquelle l’a fait jeter le tyran Balthazar (ou Belsatsar). Un roi
impie qui verra la destruction imminente de son empire annoncée par un autre miracle, horrifique celui-ci, lors
d’un festin blasphématoire où sont profanés les vases sacrés dérobés à Jérusalem: un doigt du Ciel écrit sur les
murs du palais («Daniel » 5 :5-28) ... Ces deux tableaux sortis des Livres de Jérémie et de Daniel sont des incon-
tournables du film religieux, inaugurés par Pathé en 1905 déjà (cf. aussi l’oratorio
Belshazzar
de G. F. Haendel,
1745). La chute de Babylone, c’est également le sujet du plus célèbre épisode d’
Intolerance
(1916) de Griffith,
qui illustre la prise de la cité par les Perses et la mort de Balthazar; sauf que Griffith ne juge pas les Babyloniens,
ne se réfère à aucun instant à l’Ancien Testament et s’intéresse sincèrement au monde qui va disparaître, victime
de la barbarie belliciste et de la trahison du clergé. Il prend ainsi le contrepied de la Torah et de la
Cyropédie
de
Xénophon (IV 
e
s. av. JC) qui noircissent Balthazar – adorateur d’Ishtar/Astarté, la déesse de l’amour – en faveur
du conquérant perse. Visuellement, le cinéaste a tiré parti des premières fouilles françaises et anglaises du début
du XIX
e
siècle, et surtout des travaux menés dès 1899 par la mission allemande, brutalement interrompus par
la Première Guerre mondiale.
Par ailleurs, pour les Américains nourris de la Bible, Babylone signifie péché et abomination, la tradition
biblique étant à l’origine de la légende noire de la cité. Hormis Balthazar, Hollywood ne connaît que le des-
tructeur de la Judée, Nabuchodonosor le Grand, le satrape qui a ravagé Jérusalem à deux reprises, détruit le
premier Temple et emmené les Juifs en exil (le
Nabucco
de l’opéra de Verdi, 1842). Ce même Nabuchodonosor
que le cinéma à Bagdad saluera en 1962 comme le père de la nation irakienne, sans doute avec quelque arrière-
pensée visant le nouvel Etat d'Israël. Les Pères de l’Eglise ont légué au Moyen Age la vision d’une métropole
orgueilleuse vouée au Déluge, repaire de Satan et de ses maléfices (le culte d’Ishtar et de Shamas, le démon
Pazuzu, la science divinatoire et astrologique des Chaldéens), matières qui inspireront un film d’épouvante
comme
Exorcist II – The Heretic
de John Boorman (1977). On ne constate en revanche aucune tentative à
l’écran d’examiner le développement de la culture hébraïque lors de l’exil des élites juives à Babylone, un mo-
ment pourtant crucial (rédaction de la Torah) mais peu dramatique.
Un seul personnage historique émerge de ce magma de royaumes disparus : la reine Sémiramis. Mais
contrairement à Cléopâtre, cette autre souveraine de l’Antiquité qui a tant marqué les esprits, Sémiramis n’est
qu’un « nom». Sa personne, son caractère sont inconnus, sa biographie est mince. Elle a inspiré une tragédie à
Voltaire, une comédie à Calderón, divers opéras à Scarlatti, Galuppi, Destouches, Gluck, Meyerbeer, Respighi
ou Rossini. Au cinéma, seuls les Français en 1910 et les Italiens en 1954 (
La cortigiana di Babilonia
avec la
resplendissante Rhonda Fleming) et en 1962 l’ont fêtée, sans pouvoir ou vouloir, eux non plus, lui donner une
assise historique sérieuse. Quant à Hammourabi, Sardanapale et Zoroastre, ils forment un trio incongru dans
une modeste bande d’aventures qui conte la fin de Ninive (
Le sette folgori di Assur
, 1962).
I...,101,102,103,104,105,106,107,108,109,110 112,113,114,115,116,117,118,119,120,121,...674