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 l'antiquité au cinéma
militaires : il commande sans sourciller une décimation à
laquelle s’oppose Commode. Le premier a l’ordre comme
principe suprême, le second recherche le désordre absolu.
S’établit alors une lutte impitoyable pour le pouvoir en-
tre deux facettes d’un même personnage. Marc Aurèle lui-
même, écrasé par sa charge, est déchiré entre le pouvoir et
le doute : la noblesse de son discours à ses vassaux est d’un
autre monde. Ayant opté pour une époque « inédite » à
l’écran, le cinéaste ignore du reste la religiosité qui imprè-
gne le péplum américain classique : pas la moindre allu-
sion n’est faite ici au christianisme naissant.
Mann réalise sa fresque de 28 millions de $ entièrement
en Espagne, dans les studios Bronston à Madrid, dans les
forêts de la Sierra de Guadarrama, au nord de Ségovie (la
Germanie), à Manzanares El Real (la guerre contre les Par-
thes), dans la cité de Sagunto (Ravenne) et sur les rives du
lac artificiel de Santillana. Yakima Canutt le seconde pour
diriger 8000 fantassins et 1200 cavaliers, AndrewMarton
orchestre une course de chars (aussi splendide que superflue)
entre les deux principaux antagonistes. Mais cette
Chute
de l’Empire romain
, qui entraînera aussi celle de son pro-
ducteur mégalomane Samuel Bronston (
King of Kings
,
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Days at Peking
), est surtout entrée dans l’histoire du ci-
néma pour un décor qui n’eut jamais son pareil à l’écran,
ni avant ni après, et qui est sans doute le plus impression-
nant de l’histoire du cinéma : Bronston a fait reconstruire
le Forum romain (la Via Sacra, le temple de Vespasien, le
Sénat, le marché, la Basilique Emilia, la Taburarium, la
tribune des Rostres) et une partie du Capitole avec le temple
de Jupiter Capitolien en grandeur nature, d’une hauteur
de 79 mètres, en trois dimensions et en « dur » ! L’ensemble
des palais et temples couvre 100 hectares, édifié entre Las
Matas et Las Rozas, à 25 km de Madrid (sur les décom-
bres de « Pékin »). Un coup de poker que Bronston payera
de sa carrière, car quand son film sort, la vogue des pé-
plums, si florissante depuis 1959, est passée. Sa produc-
tion marque le chant du cygne des grandes reconstitutions
de l’Antiquité – avant la renaissance du genre provoquée
par le succès de
Gladiator
35 ans plus tard, curieusement
sur le même sujet (cf. infra). Seule la musique de Dimitri
Tiomkin décroche un Oscar. Le film ouvre témérairement
le festival de Cannes 1964 et y récolte l’habituelle avalan-
che de sarcasmes face à un cinéma « où seul le nombre fait
la loi ». Depuis, le temps a permis de réévaluer ce film,
livre d’images somptueuses dont les qualités cinématogra-
phiques et visuelles sautent aux yeux, car Anthony Mann,
jadis chantre inégalé d’un Far West démythifié (
Devil’s
Doorway
,
Winchester 73
,
The Naked Spur
), auteur du
Cid
également produit par Bronston (1961), parvient par
ses panoramiques et travellings majestueux en Ultra Pa-
navision 70 mm, ses compositions étudiées, son efficacité
narrative et une mise en scène particulièrement savante à
leur conférer un réel souffle épique. Plusieurs scènes sont
mémorables (les funérailles à la lumière vespérale de Marc
Aurèle auquel toutes les tribus germaines alliées rendent
hommage, l’attaque des Marcomans dans la forêt enneigée,
les débordements festifs des Saturnales suggérant l’aveugle-
ment du peuple romain, le duel final dans une arène bor-
dée de quatre rangées de boucliers entre Commode et Li-
vius, scène remarquablement montée). Et la conclusion,
dérisoire et tragique, laisse un goût amer rarement perçu
dans un péplum. Rome a détruit toutes les valeurs qui ré-
sistent à l’argent et rien ne peut plus arrêter le processus
de sa décomposition. Seuls Livius et Lucille, à contre-cou-
rant, tournent le dos au ferment de la mort. Ce ton désil-
lusionné, c’est celui d’une décennie qui a vécu l’assassinat
de John F. Kennedy, assiste à la course vertigineuse aux ar-
mements entre Est et Ouest et à l’embourbement au Viet-
nam : la chute des empires est dans l’air, la mondialisation
par le commerce à la porte. Le rythme du récit ne faiblit
jamais. Mais sur la durée (plus de trois heures), les efforts
du cinéaste ne parviennent pas à masquer les défauts d’un
script achevé en catastrophe sur ordre de Bronston (déjà en
manque de liquidités), texte bancal et à la psychologie trop
sommaire (Mann dixit). Charlton Heston et Kirk Dou-
glas ont refusé le rôle de Livius après avoir lu le scénario,
et Stephen Boyd – qui fut Messala dans
Ben-Hur
(1959)
– ne possède ni l’envergure ni le charisme pour compenser
ces faiblesses. Son duo passionnel avec Sophia Loren man-
que de conviction, le personnage de Lucilla étant, lui aussi,
regrettablement sous-développé.
1963
Il gladiatore ribelle /Ursus, il gladiatore ribelle
(Ur-
sus, le gladiateur rebelle)
(IT) Domenico Paolella ;
Splendor Film, 95 min. – av. Dan Vadis (Ursus, chef
des Marcomans), José Greci (Arminia, sa compagne),
Nando Tamberlani (Marc Aurèle), Alan Steel [= Ser-
gio Ciani] (Commode), Gloria Milland, Andrea Aureli,
Gianni Santucchi (Quintus Aemilius Laetus), Carlo
Delmi (le gén. Septimius Severus, futur empereur). –
Commode périt en luttant comme un gladiateur (
The Fall
, 1963)
Commode (Mimmo Palmara) et Marcia, sa concubine chrétienne
(Moira Orfei) dans
I due gladiatori
de Mario Caiano, 1964
I...,526,527,528,529,530,531,532,533,534,535 537,538,539,540,541,542,543,544,545,546,...674