1 – la préhistoire 
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L
a grande majorité des textes consacrés au film historique ignorent, ou plutôt évitent la préhistoire. Non
que la production en la matière soit mince (quelque 70 titres), mais parce que, naviguant sur un océan
d’inconnues et d’ignorance, s'appuyant sur une suite d’assertions exclusivement récentes et sujettes à
révocation dans la décennie qui suit, elle a rarement fait l’objet d’un traitement satisfaisant. Les relations de
l’origine, des mondes effacés, des âges frappés du « brouillard du commencement » (J.-C. Carrière) demeurent
un chapitre épineux, susceptible de froisser bien des sensibilités. Quoique ces âges n’aient laissé ni traces écrites
ni témoignages concrets sur la pensée, la vie affective, la cosmogonie, les croyances, les préoccupations et le
quotidien de nos ancêtres, on compte une multitude d’évocations de la vie en caverne. Des âges sans individus,
sans noms, sans exploits rapportés, sans dates. A l’arrivée, il faut bien constater qu’aucun chapitre de l’histoire
de l’humanité traitée à l’écran ne parle autant (sinon exclusivement) des XX
e
-XXI
e
siècles  : le monde préhisto-
rique vu par le cinéma véhicule en réalité toutes les angoisses, toutes les interrogations et surtout tous les partis
pris de l’homme d’aujourd’hui.
Dès les origines, le cinéma s’est amusé à redessiner les balbutiements supposés de l’humanité en tenant
compte des théories évolutionnistes d’un Jean-Baptiste de Lamarck ou d’un Charles Darwin, quitte à s’en moquer
allégrement. Charlie Chaplin, Buster Keaton, Laurel et Hardy, plus tard les trois Stooges, Ringo Starr, la famille
Pierrafeu (Flintstones) ont sacrifié au genre avec plus ou moins de bonheur. On y rencontre invariablement
des chevelus en peaux de bêtes qui s’entretuent à coups de massues pour la possession d’un os à ronger ou
d’une femelle à tirer par la tignasse : l’amour « brut » chez les brutes. D. W. Griffith est un des premiers, dans
les années dix, à avoir voulu dépasser les clichés de la guerre des sexes et illustrer l’invention de la « première
arme » ou la « naissance des sentiments »
(
Man’s Genesis
,
Brute Force
)
. Suivront la « découverte de la parole »
et, bien sûr, celle du feu, véritable tarte à la crème du genre. Est-il besoin de dire que dans ce concert convenu
de grognements, les protagonistes n’ont rien, ni de près ni de loin, de commun avec les artistes qui ont créé les
admirables peintures rupestres de Lascaux, d’Altamira ou de Parpallo, chefs-d’œuvre de sensibilité et de maîtrise
chromatique ?
L’humour involontaire est au rendez-vous. La préhistoire à l’écran (mais aussi ailleurs) étant pavée de peaux
de bananes, plus le traitement se veut sérieux, plus, paradoxalement, l’écueil du ridicule menace. Afin de faire
avancer une intrigue répétitive, axée essentiellement sur la lutte pour la survie selon Darwin, les scénaristes
en mal d’imagination introduisent des éruptions volcaniques et des tremblements de terre providentiels, et
en particulier une cascade de bestioles antédiluviennes de tout acabit, sans le moindre souci de chronologie :
en deux bobines, on chevauche des millions d’années en passant des dinosaures, des tyrannosaures rex et des
ptéranodons aux mammouths, le tout mélangé aux Cro-Magnons, aux Néandertaliens et autres primates can-
nibales. Des prétextes pour créer suspense et effroi à partir d’un canevas classique de film d’aventures de jungle
(par ex.
One Million B. C.
de Hal Roach en 1940, remake technicolorisé en 1966). Le roman
The Lost World
d’Arthur Conan Doyle (1912) et ses nombreux avatars cinématographiques, ou la série à succès des
Jurassic
Park
de Steven Spielberg et Michael Crichton (1993-2001), transporteront ces charmants animaux au XX
e
siècle, remettant régulièrement un pan de la préhistoire au goût du jour. D’autres, comme Roger Corman, ont
carrément placé l’âge de la pierre après l’apocalypse nucléaire
(
Teenage Caveman
, 1958
).
En 1981, Jean-Jacques Annaud s’entoure de conseillers scientifiques de qualité pour réaliser
La guerre du
feu
, la réussite la plus notable – et la recréation la plus scrupuleuse – du genre, un film très supérieur au roman
populaire de Rosny aîné (1909) dont il s’inspire. Son réalisme inédit fascine, sa facture impressionne, la quête
initiatique de Naoh, Gaw et Amoukar dans des contrées inconnues envoûte, même si les licences poétiques
clairement affichées du réalisateur en matière de reconstitution en agacent plus d’un. En dépit de ses proposi-
tions invérifiables, l’œuvre tranche radicalement sur les sympathiques niaiseries qui précèdent. Annaud affronte
la double difficulté de faire parler ses hominidés (c’est-à-dire leur fabriquer un langage idoine) et ne pas les
présenter comme des demeurés. Comme de bien entendu, son film déclenche la contre-offensive des paroisses
créationnistes (il est banni dans divers Etats américains) et n’est pas ou peu exploité au Proche-Orient où l’on
rejette les théories darwiniennes. Couronnée mètre étalon du genre préhistorique,
La guerre du feu
pose les
bases pour une série d’ambitieux téléfilms docu-fictionnels à but didactique, dont le plus célèbre reste
L’odyssée
de l’espèce
de Jacques Malaterre (2002), parrainé par Yves Coppens, le très médiatique directeur du Muséum
d’histoire naturelle à Paris. S’appuyant sur des images numériques assez évocatrices, le postulat scientifique,
martelé d’un film à l’autre, y remplace les clins d’œil ou fous rires d’autrefois. Dommage qu’on s’évertue avec
un sérieux imperturbable à faire passer pour des faits avérés ce qui sont à ce jour des hypothèses de travail. Le
prix de la vulgarisation ?
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