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 l’antiquité au cinéma
pris visuel fait d’outrances et de coups de cymbales devient
vite lassant et ne masque guère les insuffisances de base :
intrigue réduite à une ébauche (les manœvres politiques de
la reine Gorgo), poses héroïques, dialogues pompeux (« ce
soir nous dînerons en enfer ! »), des grimaces plutôt que des
émotions. Lorsque le combat s’engage, le spectacle devient
un jeu vidéo, giclures de sang et décapitations en série étant
rajoutées en images de synthèse : des girandoles cramoisies
conçues par ordinateur surlignent la violence du carnage.
Après avoir englouti l’équivalent de son budget de produc-
tion dans une promotion tapageuse,
300
est assassiné par
la majorité des critiques mais opère un démarrage fou-
droyant en salle (avec des records jamais vus en Grèce). Le
film franchit les 310 millions de dollars de recettes mon-
diales après seulement quatre semaines d’exploitation et se
place partout en tête du box-office. Coupée de l’Antiquité
gréco-latine, l’actuelle civilisation du moindre effort trouve
de quoi nourrir son inculture avec cette bande déconnec-
tée de l’Histoire, vidée de toute substance humaniste, san-
glante mais exsangue. En outre, les Spartiates se considérant
comme les descendants d’Hercule et les Perses leur opposant
leurs propres Immortels, Miller et Snyder ont pris les méta-
phores à la lettre pour verser dans un récit psychédélique à
forte coloration lovecraftienne. Selon Snyder, la légende (?)
de la bataille des Thermopyles aurait supplanté la réalité à
cause de son prétendu rapport de force insensé (300 contre
un million) et tiendrait plutôt de la fable fantastique. Ses
éphèbes bodybuildés sont à demi-nus et quasi invulnérables,
tandis que les rangs ennemis, eux, fourmillent de monstres
hideux (rhinocéros javanais, mutants gargantuesques, nin-
jas et autres trolls empruntés à
Lord of the Rings
) animés
en 3D. Quant au « divin » Xerxès, c’est un hermaphrodite
haut de trois mètres, bistre, glabre et chauve, couvert de
bijoux, avec ongles vernis et piercings multiples. Très peu
achéménide. Le fantasme «mode » l’emporte donc sur les
faits, l’image devient discours. Ces outrances caricaturales
véhiculent une idéologie qui correspondrait à celle de l’an-
cienne Sparte, arguent certains. Au diable les inexactitu-
des (les hoplites ne se battaient pas torse nu mais dans des
cuirasses de fer et de bronze pesant jusqu’à 32 kg, les Im-
mortels ne portaient pas de masque de métal, il n’y avait
pas d’éléphants, etc.) si l’esprit et les idéaux spartiates sont
respectés. Mais encenser cet « esprit » en 2007, sans distance
critique, ni humour, ni contextualisation, n’est pas inno-
cent.
300
martèle une pensée binaire : les malabars culturistes
de Sparte sont blancs, regards et abdominaux d’acier (s’af-
fichant homophobe, le film regorge paradoxalement d’em-
prunts à l’iconographie gay), tandis que les sicaires perses,
des drag-queens basanés, ont le sourire fourbe et le corps
gras ; ils sont androgynes ou difformes, leurs acolytes car-
rément répugnants. Remparts de la liberté contre « l’inva-
sion des hordes infinies de l’Asie », les Spartiates massacrent
cette piétaille de fanatiques en criant sus aux mysticisme
et à la tyrannie. De là à y lire la crispation de l’Amérique
profonde du président Bush contre l’« axe du mal », la me-
nace islamiste, Saddam Hussein et Téhéran, il n’y a qu’un
pas que Snyder réfute naïvement, prétextant qu’il a tra-
vaillé sur ce projet « apolitique » (un « truc cool ») pendant
six ans, soit depuis 2001. Autre son de cloche au Proche-
Orient où les leaders du régime à Téhéran, l’homme de la
rue, et même la diaspora en exil aux Etats-Unis, dénon-
cent cette « insulte à la civilisation iranienne », fruit d’un
« complot » de la CIA.
L’œuvre graphique de ce républicain américain, chaud par-
tisan de la guerre en Irak et membre de la National Rifle
Association, est peuplée de superhéros (Daredevil, Elektra,
Batman), vecteurs avérés de propagande dans les « comics »
du cru. Sa vision des Thermopyles est divisée en cinq chapi-
tres éloquents : «Honneur », «Devoir », Gloire », «Combat »
et «Victoire ». Miller devient l’un des producteurs exécutifs
de
300
, une entreprise financée par Warner et Legendary
Pictures (société qui fut à l’origine des revivals à l’écran de
Batman et Superman). C’est le jeune Zack Snyder, avec
un film de zombies et une nuée de spots publicitaires à son
actif, qui est aux commandes. Le budget de 62 millions de
$ étant insuffisant pour filmer une bataille en extérieurs et
engager des stars, Snyder confie le rôle de Léonidas à l’Ecos-
sais Gerard Butler qui fut Attila à la tv (2001) et fabrique
sa saga entièrement en studio à Montréal, pour l’essentiel
devant des fonds bleus : 1300 plans saturés d’effets visuels,
l’ensemble relevant plus d’une expérience virtuose en décal-
comanie que d’une véritable création. Le découpage repro-
duit fidèlement, tel un « story-board » animé, les tableaux-
clés du roman graphique de Miller, baignés comme tout le
film dans un chromatisme camaïeu brunâtre mâtiné de
noir, de cuivre et de rouge hémoglobine. Le décor est réduit
à un arrière-plan immatériel sans rapport avec la Grèce,
ciels crépusculaires zébrés d’éclairs meurtriers, gorges em-
brumées, précipices sans fond. Les cadrages choc abondent
(l’essaim de flèches ennemies qui strie l’image sous les ri-
res graves des Spartiates abrités derrière leurs boucliers, la
muraille de cadavres mutilés censée terroriser l’adversaire,
la flotte perse engloutie dans un ouragan dévastateur di-
gne de Gustave Doré). Impressionnant au départ, ce parti
Xerxès et Léonidas (haut et bas) dans
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de Zack Snyder (2006)
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