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 l’antiquité au cinéma
D
epuis qu’Heinrich Schliemann a identifié l’ancienne ville de Troie sur la colline d’Hissarlik en Turquie,
en 1870, l’historicité partielle de l’épopée d’Homère n’est plus mise en doute. On sait à présent que la
guerre de Troie fut un conflit entre Grecs et pays de la fédération hittite à la fin de l’âge du bronze, au XIII 
e
siècle avant notre ère et que, dans ce conflit, il s’agissait de consolider des positions ayant un intérêt commercial,
notamment le contrôle des routes maritimes à l’entrée des Dardanelles. Des fouilles récentes ont fait apparaître
une ville beaucoup plus étendue que la citadelle de Schliemann. Dans les annales et lettres des rois hittites, la
cité a pour nom Wiliusa (Ilias), on y retrouve les noms d’Atrée, père d’Agamemnon (Attrissija) et du prince
troyen Pâris-Alexandros (Alaksandu)
1
. Les textes d’Homère ont été composés à partir de traditions orales, de
chants épiques, et la société à laquelle ils se réfèrent est celle des principautés mycéniennes telles qu’elles exis-
taient environ cinq siècles avant que les poèmes ne soient fixés.
Mais le cycle de Troie, à cheval entre l’Histoire, la légende et le mythe, c’est d’abord le récit romanesque
du rapt d’Hélène. L’incomparable beauté de cette reine fit, dit-on, « armer mille navires ». Les péripéties et pro-
longements légendaires (les Atrides, l’Odyssée) qui s’ensuivirent enflammèrent l’imagination des bardes depuis
l’aube de l’Occident. Et motivèrent les producteurs de cinéma ou de télévision avec près de 120 films. Partant
d’une connaissance toute superficielle et réductrice d’Homère, le public croit connaître le sujet. Pourtant, rien
dans ce récit n’est aussi tranché qu’il n’y paraît. Qu’on en juge: Hélène passe pour la fille de Léda et de Zeus
(son père officiel serait le roi Tyndare), sœur des Dioscures Castor et Pollux, et de Clytemnestre (l’épouse
d’Agamemnon). Enlevée par Pâris, elle se sait l’instrument d’Aphrodite, le prix d’un marché conclu entre son
ravisseur et la déesse, et regrette d’avoir abandonné sa fille Hermione, qui était promise à Néoptolème, le fils
d’Achille. Dans l’
Odyssée
, Homère décrit aussi son voyage de huit ans en Orient avec Ménélas, son époux re-
trouvé après la chute de Troie, et, de retour à Sparte, il la peint comme représentant l’idéal aristocratique grec de
la femme, une souveraine auréolée de gloire, sage et courtoise, consciente de n’avoir été que le jouet des dieux
pour anéantir la cité de Priam. Le mythe d’Hélène survit dans de très nombreux chants du
Cycle épique grec
  aux
VIII 
e
ou VII
 e
siècles av. JC (où la reine blonde possède la « chevelure d’or » d’Aphrodite) et diverses légendes
s’y greffent. Ainsi, Thésée aurait enlevé Hélène encore enfant à Aphidna et aurait eu une fille d’elle, Iphigénie
(selon Stésichore) ; elle se serait unie à Achille dans l’île des Bienheureux et aurait eu un fils de lui, Euphorion
(selon Pausanias), etc. La reine restera honorée comme une déesse avec Ménélas dans plusieurs endroits du
Péloponnèse (Sparte, Argos, Amyclées). Par la suite, elle sera accusée, vilipendée ou réhabilitée par Euripide
(
Iphigénie en Aulide
,
Le Cyclope
,
Hélène
,
Les Troyennes
, env. 415-411), Eschyle (
Agamemnon
, 458), l’historien
Hérodote (V 
e
s.), les philosophes Gorgias et Isocrate (
Eloge d’Hélène
, env. 330-350). Encore au III 
e
siècle de
notre ère, Quintus de Smyrne réinterprétera les épisodes manquants de l’
Iliade
dans la
Suite d’Homère
.
C’est dire que la belle a divisé les esprits dès son enlèvement ! De ces ramifications mythico-littéraires sans
fin, seules les versions les plus simples ont résisté aux remous des siècles, et l’on peut distinguer trois tendances
interprétatives qui se répercutent de la Renaissance au XX 
e
siècle, de Ronsard, Boccace, Chaucer, Marlowe, Sha-
kespeare, La Fontaine, Offenbach, Berlioz jusqu’aux studios de Cinecittà. La première variante, fidèle à Homère
et à coloration philhellène, représente Troie comme la fautive et applaudit à la ruse d’Ulysse qui met ainsi fin à
une héroïque mais interminable boucherie. Placée au cœur d’une tragédie voulue par les dieux, la cité assiégée
est victime de l’aveuglement de ses édiles, insensibles aux avertissements de Cassandre. Parmi les Achéens, seuls
le tyrannique Agamemnon et son frère Ménélas ont invariablement le mauvais rôle. Manfred Noa (
Helena, der
Untergang Trojas
, 1924) prend cette direction dans sa méga-fresque muette, quoiqu’en innocentant Hélène qui
reste « sanctifiée par les dieux et adulée à Troie jusqu’à la fin de la déviation érotique »
2
.
Mario Girolami (
L’ira
di Achille
, 1962) et Wolfgang Petersen (
Troy
, 2004), eux, axent leur récit sur Achille ; le premier ne relate que sa
légendaire colère, suivant en cela les vingt-quatre chants de l’
Iliade
. Il va de soi que toutes les autres adaptations,
sur scène comme à l’écran, s’inspirent autant du
Cycle épique grec
que d’Homère, car l’
Iliade
ne relate que 51
jours d’un siège qui dura dix ans, et le cheval de Troie apparaît seulement dans l’
Odyssée
.
La deuxième version défend l’image de la « femme fatale innocente », plus séduite que séductrice, qui fit les
délices des salons de peinture pompier au XIX 
e
siècle (
Helen
d’Edward John Poynter, 1881, ou
Helen of Troy
de
Charles Gabriel Rossetti, 1863). On y prend le parti des amants en fuite, leur passion encouragée par Aphrodite
justifiant une escapade aux conséquences néfastes. La pureté de leur amour les lave de toute faute adultérine,
même si l’arrivée d’Hélène signifie mort et désolation. La destruction de Troie devient prétexte à un tableau
d’une noirceur romantique, fruit de la fourberie des Grecs qui, eux, sont dépeints comme des prédateurs amo-
raux et cyniques. Tel est nettement le cas de
Helen of Troy
(1955) de Robert Wise, cinématographiquement
la plus aboutie des transpositions du mythe, ainsi que de l’honnête remake télévisé signé John Kent Harrison
(2003). L’exaltation de Troie se retrouve implicitement chez les auteurs latins de l’ancienne Rome (Horace,
Ovide, Virgile) et du Moyen Age (
Le Roman de Troie
de Benoît de Sainte-More): après tout, Rome serait née de
l’exil d’Enée, raconte Virgile, et les chevaliers du XII 
e
siècle se reconnaissaient les héritiers des Troyens massacrés
par les Grecs ; l’hostilité antihellène est encore aggravée par le schisme oriental aux temps des croisades.
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