XII
 l'antiquité au cinéma
1961), résume par les propos d’un journaliste : «A l’ouest, lorsque la légende devient la réalité, c’est
elle qu’on imprime » («This is the West. When the legend becomes fact, print the legend »). L’image
d’Epinal a la vie dure. Comme on le verra plus bas, pour illustrer le passé, le cinéma s’appuie
facilement sur des drames et romans préexistants (Shakespeare, Scott, Dumas, Flaubert, Hugo,
Sienkiewicz), au lieu de retourner aux sources primaires de l’histoire, aux témoignages des anciens,
si possible soumis à une relecture actualisée. La prééminence de certaines outrances feuilletones-
ques nous invite alors à ne plus concevoir l’histoire comme un objet scientifique mais comme
un objet culturel : c’est la mémoire des peuples révélée par les médias audiovisuels. L’occultation
des contextes historiques généraux donne des ailes à l’imagination, et l’accumulation simultanée
de détails vaguement authentiques dans l’apparat, le costume, l’accessoire couvre le propos d’un
vernis de crédibilité. Tel est le schéma le plus courant, pour ne pas dire le plus payant. Pourtant, le
transfert de la chronique écrite au récit imagé/imaginé n’est pas nécessairement réducteur, car il ne
faut pas sous-estimer la puissance d’évocation, l’impact psychologique, les informations latentes
d’une mise en scène cinématographique. En transcrivant une vision particulière en mode dramati-
que à l'écran, il arrive même que le cinéma de fiction parvienne mieux à s’approcher d’une forme
de véracité qu’un documentaire ou une docu-fiction télévisée déroulant arguments et simulacres
didactiques.
Dans son discours, le spectacle audiovisuel introduit toutefois un effet pervers lié à l’apparence du
réel des images photographiées et à leur persistance dans notre souvenir. On sait depuis Gustave
Le Bon que « la foule pense avec des images » (
Psychologie des foules
, 1895) et en tant que véhicule
d’images, le cinéma s’est, à ses débuts, imposé comme un discours vrai (« la photo ne ment pas »),
à la différence, par exemple, du discours politique. Fût-il imaginaire, tout sujet, une fois projeté
sur l’écran, donne l’illusion de la réalité. Une illusion qui engage les auteurs malgré eux et qui
correspond aussi à une attente pressante du public : ni la littérature ni le théâtre ni les beaux-arts
n’ont auparavant eu à répondre à de pareilles exigences de réalisme, de rigueur historique. Ainsi,
« l’image a pris le pas sur la réalité », constate Jérôme Bimbenet en dissertant du tableau de David
montrant Bonaparte à cheval sur le col du Grand-Saint-Bernard (en vérité, il chevauchait un mu-
let). «C’est cette image qui persiste – au-delà de l’aspect artistique du tableau – de nos jours. » 
5
Marc Ferro a encore relevé le paradoxe suivant : «Avec le recul, dit-il, un ouvrage historique chasse
l’autre, l’œuvre d’art demeure ... De sorte qu’avec le temps qui passe, notre mémoire finit par iden-
tifier l’œuvre imaginative d’Eisenstein (
Le cuirassé Potemkine
) ou de Gance (
Napoléon
) à l’histoire
telle qu’elle s’est produite, alors que le premier visait à la rendre intelligible et le second à nous y
faire participer. » 
6
Ainsi, l’érudit aura beau rappeler à hauts cris que les faits de la mutinerie du Po-
temkine en juin 1905 furent totalement déformés par la légende communiste propagée à l’écran,
le public restera marqué par un bain de sang sur les escaliers d’Odessa ... qui n’eut jamais lieu. Et
si les historiens actuels contestent l’existence de l’esclavage dans l’Egypte pharaonique du XIII
e
siècle avant JC, le début dramatique de
The Ten Commandments
de DeMille, avec ses Hébreux en
loques gémissant sous le fouet, consolide, au contraire, toutes les idées reçues. Il en va de même
pour Néron, esthète passionné, incendiant Rome, y compris son propre palais et ses inestimables
collections d’art, dans les diverses versions de
Quo Vadis
. C’est ce pouvoir intrinsèque de l’image
qui fait à la fois la force et la vulnérabilité du cinéma quand il aborde la reconstitution d’une épo-
que révolue : séduit, le spectateur a tendance à oublier que la caméra capte un « réel factice », un
simulacre consenti de part et d’autre. Le simulacre acquiert alors une réalité propre.
Les débuts de la fiction audiovisuelle représentée par le film historique remontent à cent ans, guère
plus. Cette forte concentration dans le temps due au cinéma permet de vérifier de manière saisis-
sante – et parfois décapante – combien le jugement de l’histoire est mouvant, ondulant selon les
5
J. Bimbenet,
Film et histoire
,
op. cit.
(note 2), pp. 30-31.
6
M. Ferro,
Cinéma et Histoire
(1993),
op. cit.
(note 2), p. 170.
I...,II,III,IV,V,VI,VII,VIII,IX,X,XI XIII,XIV,XV,XVI,XVII,XVIII,XIX,XX,XXI,XXII,...674