Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

13. NAPOLÉON PIÉGÉ EN ESPAGNE ET AU PORTUGAL

L’écrasement de l’insurrection madrilène, le 3 mai 1808, d’après le tableau de Goya (Agustina de Aragon de Juan de Orduña, 1950).

RAPPEL HISTORIQUE

Hostile à la Révolution française, l’Espagne des Bourbons déclare la guerre à la France après l’exécution de Louis XVI, mais le conflit tourne à l’avantage de la nouvelle République. Par le Traité de Bâle de 1795, l’Espagne abandonne la partie orientale de l’île de Saint-Domingue aux vainqueurs. Pour améliorer les relations avec Paris, Charles IV nomme Manuel Godoy (favori de la reine) premier ministre. Mais l’alliance avec Napoléon amène le pays au bord de la ruine. Le désastre naval de Trafalgar près de Cadix voit l’anéantissement des flottes française et espagnole par Nelson (1805). Pour parfaire l’isolement de l’Angleterre qui persiste à financer et à armer les coalitions antifrançaises sur le continent, Napoléon décrète le Blocus continental. Le Portugal refusant de fermer ses ports au commerce britannique, vital pour son économie, l’Empereur lui déclare la guerre (oct. 1807). En vertu du traité de Fontainebleau avec Madrid qui prévoit l’invasion et le démembrement du Portugal, les armées françaises pénètrent en territoire espagnol et, outrepassant leurs droits, investissent diverses villes ibériques (Burgos, Salamanque, San Sebastian, Barcelone). Protégé par la flotte anglaise, Jean VI de Bragance, Prince Régent du Portugal, quitte son pays avec toute sa cour pour s’établir dans sa colonie du Brésil, tandis que Junot entre dans Lisbonne. Il se heurte bientôt aux armées d’Arthur Wellesley (futur duc de Wellington), fraîchement débarquées et qui épaulent la résistance des régiments lusitaniens restés fidèles à leur monarque.
En Espagne, la présence croissante de troupes étrangères qui contrôlent non seulement les communications avec le Portugal, mais aussi avec Madrid et la frontière au nord, est ressentie comme une menace, portant à son comble l’impopularité de Godoy et de la monarchie. En mars 1808, la famille royale se réfugie à Aranjuez et songe à s’exiler dans ses colonies d’Amérique du Sud. Mais, acculé par une émeute populaire savamment orchestrée, Charles IV est renversé par son propre fils Ferdinand VII et Godoy chassé du pouvoir. Une guerre civile menace. Père et fils demandent l’arbitrage de leur allié, l’empereur des Français, et ce dernier les convoque à Bayonne. Terrorisé par Napoléon (qui le juge « très bête et très méchant ») et par les insultes de sa mère Marie-Louise de Bourbon, Ferdinand VII renonce à la couronne ; Charles IV décide de ne pas la conserver pour lui-même et charge l’Empereur de placer sur le trône un candidat de son choix. Encouragé fortement par Talleyrand et Murat, Napoléon commet alors la faute majeure de son règne – faute qui va l’engager dans une guerre sans fin, différente en tout des guerres éclair qu’il a pratiquées victorieusement à ce jour. Plutôt que de favoriser l’un ou l’autre des monarques, souverains dégénérés et peu fiables face à l’Angleterre, voire d’opter pour un infant d’Espagne ou d’organiser un référendum populaire, il choisit (obsédé par son rêve dynastique) de transformer le pays en un royaume vassal qu’il confie à son frère aîné Joseph Bonaparte ; celui-ci, bien à contre cœur, prend le titre de Joseph-Napoléon Ier. En agissant ainsi, Napoléon mésestime l’attachement des Espagnols pour leur roi et les traditions du passé et heurte même l’élite intellectuelle et politique par sa déloyauté et son mépris de leur nation. Il se voit en sauveur d’une péninsule en décomposition, raisonnant comme s’il y avait en Espagne des similitudes avec la France de 1789. Le complexe de supériorité des révolutionnaires français, pour lesquels l’Espagne – dont l’armée fut facilement vaincue en 1794/95 – est un pays décadent, archaïque et miné par l’obscurantisme joue également un rôle dans cet aveuglement. La rumeur selon laquelle la famille royale serait prisonnière de Napoléon au sud de la France enfle, et le matin du 2 mai (« DOS DE MAYO »), les Madrilènes se soulèvent contre les Français. L’insurrection est écrasée avec violence par Murat, le massacre marque fortement les esprits et la révolte s’étend dans tout le pays : c’est le début de la GUERRE D’INDÉPENDANCE ESPAGNOLE (1808 à 1813). Des soldats allemands, britanniques, irlandais, polonais, suisses, hollandais, belges et italiens vont y laisser leur sang. Séide en basses besognes de Napoléon. Savary assure l’intérim en attendant l’arrivée de Joseph dans la capitale et applique une répression disproportionnée, encourageant ses généraux au pillage à tous les niveaux de la société et prescrivant la mise à mort de tout Espagnol porteur d’une arme, quelle qu’elle soit. Sa brutalité contribue à transformer la guerre en révolution nationale.
Parmi ses premières réformes, Joseph a introduit le Code civil, supprimé les droits féodaux, fermé un tiers des couvents et décrété l’abolition de l’Inquisition. La fraction la plus éclairée de la bourgeoisie libérale (les « afrancesados ») salue ce nouveau monarque soucieux du bien public, mais la vieille noblesse féodale, en particulier les milieux ruraux fanatisés par l’Église catholique spoliée, prennent les armes. Depuis des décennies, le clergé tente d’endiguer les idées nouvelles de l’« Antéchrist » et Voltaire, Hume, Rousseau, Montesquieu ont été officiellement bannis. La Grande Armée affronte alors un nouveau type de guerre, menée par des milices et des paysans, la guérilla, et, pour la première fois, va apprendre à ses dépens que si l’on peut battre une nation, on a rarement raison d’un peuple. L’élément passionnel de ces harcèlements et attaques surprises abolit toute règle, toute morale, tout respect de l’adversaire ; désarmé par autant de férocité et de haine, le soldat de métier se trouve entraîné dans une spirale de représailles impitoyable. Répandue dans toutes les provinces de la Péninsule, l’armée impériale, considérée comme un corps d’étrangers impies et brutaux, est entourée d’ennemis et ne trouve point d’armée à combattre. Le conflit retiendra 300 000 soldats napoléoniens – qui feront cruellement défaut ailleurs ! La déroute française à BAYLEN/BAILÉN, en Andalousie (22 juillet), et l’évacuation du Portugal au profit de Wellington (30 août) sont les toutes premières défaites des maréchaux de Napoléon et la nouvelle crée une onde de choc aux conséquences incalculables à travers l’Europe, amplifiée par la propagande britannique. Joseph, qui a le trône espagnol en horreur, songe à abdiquer. L’Empereur doit prendre personnellement la direction des opérations et, après trois mois de campagne, investit Madrid le 13 décembre 1808, ayant écrasé les armées espagnoles à Somosierra et forcé le corps expéditionnaire anglais à rembarquer à La Corogne. Croyant à tort avoir ainsi parachevé la conquête de l’Espagne, Napoléon rentre à Paris en janvier 1809, alerté par le réarmement de l’Autriche. Or, Saragosse capitule en février, mais la guérilla reprend tel un cancer, soutenue massivement par Londres, et transforme peu à peu toute la Péninsule en champ de bataille. Pour les insurgés et l’armée régulière hispanique, les Cortes et le Conseil de régence à Cadix, à l’extrême sud de la Péninsule, incarnent désormais la légitimité nationale. Le 18 mars 1812, les Cortes créent une constitution pour le retour du roi en exil, texte que Ferdinand VII, appelé « le Désiré », reconnaît. Le 22 juillet 1812, Wellington remporte une victoire décisive sur les Français à SALAMANQUE (Les Arapiles), puis le 21 juin 1813 à VITORIA. Lérida, dernière place française en Espagne, tombe le 25 janvier 1814. Faute d’avoir su trouver la parade à l’insurrection populaire, la guerre d’Espagne est perdue. Joseph abandonne son royaume et rentre en France, talonné par Wellington. À Sainte-Hélène, Napoléon traitera cette guerre de « véritable plaie, la cause première des malheurs de la France ».
À la Restauration, Ferdinand VII monte sur le trône d’Espagne avec la bénédiction des monarques de la Sainte-Alliance. Souverain autoritaire, vindicatif et névrotique, il renie en bloc tous ses engagements, abroge la Constitution de Cadix, rétablit l’Inquisition et persécute tous les libéraux qui ont « la funeste manie de penser ». Le front commun né de la lutte contre Napoléon se brise, tous les espoirs libéraux nés de la Révolution s’évanouissent. Il y a dorénavant deux Espagnes irréconciliables, l’une, cléricale, absolutiste et réactionnaire, l’autre laïque, constitutionnelle et progressiste. Ce revirement aura pour conséquence un siècle et demi de déchirements sociopolitiques (jusqu’à la guerre civile et la dictature de Franco), à commencer par un soulèvement populaire contre le monarque tant « désiré » en avril 1820, qui sera écrasé dans le sang – ironie de l’Histoire – avec l’aide d’une expédition militaire française de cinq corps d’armée (95 000 hommes) envoyés par Louis XVIII et surnommés « les Cent Mille Fils de Saint Louis ». Commence alors en Espagne la « Décennie abominable (decada ominosa) » faite de persécutions et d’exécutions de nombreux libéraux et une émigration massive. La moitié du corps expéditionnaire français restera sur place jusqu’en 1828 pour appuyer cette politique rétrograde. Dévasté, le pays rate le virage de la modernisation agricole et industrielle, tandis qu’en Amérique latine, à l’instigation de Simón Bolívar, d’Augustín de Iturbide, de José de San Martín et de Bernardo O’Higgins, les colonies hispaniques vont profiter de ces troubles pour adopter les idées nouvelles, s’émanciper de la métropole et proclamer leur indépendance.