Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

11. NAPOLÉON ET LE RÉVEIL DE L’ALLEMAGNE

À L’ÉCRAN

D’emblée, un constat général : seuls les Allemands ont filmé l’histoire allemande (quelques bouts de pellicule italiens des années 1910 mis à part). Les développements qui suivent expliquent pourquoi. Deuxième constat : au cinéma, l’Allemagne du temps de Napoléon se résume principalement à la Prusse, à ses défaites à Iéna et à Auerstaedt, au sort de la reine Louise, icône bafouée, au réveil nationaliste et à la guerre de libération qui embrase tous les pays germanophones, par-delà d’importants clivages politiques, pour aboutir aux victoires de Leipzig et de Waterloo. Il n’y a pas de mémoire plus consensuelle dans le pays, et les nazis eux-mêmes se déclareront « prussiens » d’abord. Les productions qui illustrent cette matière omniprésente sur les écrans germaniques de l’entre-deux-guerres ne constituent cependant qu’une sous-catégorie des « Preussenfilme », ce vaste corpus cinématographique encensant les heures glorieuses d’antan, de Frédéric le Grand à Bismarck. Le culte quasi religieux de Frédéric II y occupe la première place avec quinze longs métrages entre 1920 et 1944, et plus d’une fois, les caméras évoquent la visite de Napoléon sur le tombeau du grand roi à Potsdam (« Si tu étais encore de ce monde, je ne serais pas ici ... ») ; Napoléon possédait du reste une statuette équestre en bronze du roi de Prusse dans son cabinet aux Tuileries. Les thuriféraires chauvins de ce monarque bombardé héros de la naissance de l’Allemagne moderne oblitèrent le fait que, ébloui par la culture française, Frédéric II s’était totalement identifié aux idées des Lumières – au point d’être incapable d’apprécier la littérature allemande de son temps ; ils oublient également que suite à la révocation de l’édit de Nantes, en 1700, un tiers de Berlin était francophone. Mais ceci est une autre histoire. Les sujets relatifs à la guerre de libération sont déjà fortement attractifs avant la Première Guerre mondiale ; ils avaient envahi les manuels scolaires, la littérature des cultivés (Storm, Fontane, Kleist, Sudermann) ou la populaire, les musées, les théâtres, les gravures depuis 1871, en écho à l’écrasante revanche prussienne sur le neveu du Corse, Napoléon III, à Sedan et à la fondation du Deuxième Reich qui a scellé l’unité allemande dans la galerie des glaces à Versailles – et réalisé ainsi le rêve des patriotes de 1813.
Le règne militaro-impérialiste de Guillaume II favorise le genre et dès 1909, on projette en salle une première représentation filmique du « martyre » des onze officiers rebelles du major Schill fusillés par l’occupant un siècle plus tôt. Ce produit de la Deutsche Mutoskop s’inspire de l’imagerie héroïsante du XIXe siècle, notamment du tableau d’Adolf Hering. Suivront plusieurs moutures de ce douloureux incident, en 1924 (Die elf Schillschen Offiziere de Rudolf Meinert), en 1932 (à nouveau de Meinert, version sonore) et une dernière fois en 1941 (Kameraden de Hans Schweikart). En octobre 1913, le centenaire de l’affrontement de Leipzig marque l’apogée de l’exaltation de la lutte contre Napoléon, cette dernière étant présentée comme la source de l’indépendance, de l’unité et de la puissance de l’Allemagne que gouverne à présent le petit-fils de la reine Louise. Le « Völkerschlachtdenkmal » de Bruno Schmitz, un monument colossal de 91 mètres, à l’époque un des plus hauts d’Europe, est érigé sur l’ancien champ de bataille (il deviendra le lieu des rassemblements de l’armée et du parti sous le Troisième Reich). Les festivités tendent à oublier la participation déterminante des Russes, des Autrichiens et des Suédois à la victoire. C’est ce centenaire que le pionnier Franz Porten (père de la star Henny Porten) commémore par un premier biopic sur Theodor Körner, le poète romantique, dramaturge et maquisard tué à la veille de la « bataille des Nations ». Idéalisé en modèle pour la jeunesse, incarnation de l’esprit de sacrifice et de camaraderie de combat, Körner, « le chevalier à la lyre et au sabre », réapparaîtra à l’écran en 1927, en 1930 et en 1932. Porten enchaîne avec une première Königin Luise, bande antifrançaise pour laquelle le Kaiser met personnellement à disposition de la production écurie, vaisselle, carrosses royaux des Hohenzollern et fait bloquer le centre de Berlin pour les prises de vue. Face à la caméra, des régiments entiers en uniformes d’époque (les fameux hussards noirs à la tête de mort) célèbrent la grandeur ressuscitée d’un Empire germanique qui se lance avec enthousiasme dans la Première Guerre mondiale. Der Katzensteg la passerelle des chats ») de Max Mack, en 1915, est la première de quatre adaptations d’un roman de l’auteur naturaliste Hermann Sudermann situé en Prusse orientale au lendemain de la bataille d’Eylau (1807) et à la trame psychologiquement complexe. Ce mélo d’une noirceur consommée conte la tragédie d’un châtelain bonapartiste qui, ayant contraint sa domestique et maîtresse à révéler aux régiments de la Grande Armée la cachette des corps-francs prussiens, vit ostracisé par la population, et dont le fils se blanchit en cherchant la mort sous les étendards de Blücher. Gerhard Lamprecht en signe un remake en 1927 (la meilleure version), Fritz Peter Buch en 1938, Peter Meincke en 1974 (tv). La trahison, la dénonciation va devenir le motif lancinant d’innombrables intrigues mettant en scène « l’ennemi intérieur » qu’il s’agit d’éradiquer en priorité.
Mais c’est au lendemain de la Grande Guerre, pendant la fragile République de Weimar, que ce type de films prend réellement son essor, promu par les ultranationalistes d’une part, et par les monarchistes de l’autre, au grand dam, s’entend, des milieux socialistes et communistes qui y subodorent à raison l’émergence d’un dangereux esprit militariste et revanchard. Défaite pour la première fois depuis Iéna, mise au ban des nations par le traité de Versailles en 1919, saignée par les dettes de guerre et l’inflation, l’Allemagne vit alors la situation la plus humiliante de son histoire moderne. La première phase de deuil et d’hommages aux morts passée, réapparaîssent l’aspiration au redressement et le refus d’une défaite de l’armée dont la responsabilité est attribuée à la « démocratie juive » à l’arrière du front (« Dolchstosslegende », la légende du coup de poignard dans le dos). La « paix honteuse » de Versailles est perçue comme un nouveau traité de Tilsit, dont la Prusse fit les frais en 1807. L’occupation franco-belge de la Rhénanie et de la Ruhr entre 1923 et 1925 (conséquence du retard pris par Weimar dans le paiement des dommages de guerre) ranime le traumatisme de l’occupation napoléonienne et de la « rapinerie française ». Albert Leo Schlageter, membre de plusieurs corps-francs affiliés aux nationaux-socialistes, est exécuté par les Français en 1923 à Düsseldorf pour sabotage dans la Ruhr ; ses camarades l’érigent en martyr de la cause nationale, en nouveau major Schill ; les « Jeunesses Schill » fondées cette même année, prônant le combat à tout prix, même pour une cause semblant perdue, seront intégrées trois ans plus tard dans les Jeunesses hitlériennes. Dès lors, le cinéma d’extrême droite répercute ces événements au travers d’une récupération de l’Histoire soigneusement distillée. Les épopées qu’il propose baignent dans la nostalgie d’un passé magnifié, les lamentations sur la perte de l’ancienne grandeur, l’appel frénétique au drapeau et la hargne antifrançaise, véritable ciment d’un nationalisme émotif, utopique et passionnel. (Cela d’autant plus que l’orgueilleuse armée prussienne a dû faire appel à des tiers pour venir à bout de l’ogre français, les Austro-Russes à Leipzig, les Anglais à Waterloo.) En brandissant à tout propos les termes de « libération » ou de « liberté », on se garde bien de les définir ; c’est uniquement de la libération de l’occupation étrangère et non de celle du peuple ou des idées qu’il s’agit.
Le jeune prince Louis-Ferdinand, frère du roi de Prusse, ami de Schlegel et, en tant que musicien de talent, élève de Beethoven, a évidemment droit à son biopic – Prinz Louis Ferdinand de Hans Behrendt en 1927. Virulent instigateur de la résistance à Napoléon et confident de la reine Louise, il périt sur le champ de bataille à Saalfeld à l’âge de 34 ans. Une destinée propre à émouvoir les foules. Les diverses hagiographies de la reine Louise forment un cas à part, dans la mesure où elles ne véhiculent pas de message ouvertement belliciste, même si, par la force des choses, le sujet s’inscrit dans le courant récupérateur qui va en s’amplifiant à la fin des années vingt. Face à un époux velléitaire et indécis, celle que Napoléon surnomma admirativement « le seul homme de la Prusse » enflamma le parti des faucons dans le but de préserver la neutralité du royaume. Mais l’ambitieux diptyque muet de Königin Luise (La Reine Louise) de Karl Grune en 1927 montre la souveraine (Mady Christians) en symbole d’une Allemagne impuissante, femme martyr, éprouvée par le malheur du pays, ignorée par Napoléon (Charles Vanel) – qui lui offre une rose sans l’écouter – , plus Vierge Marie teutonne que Jeanne d’Arc en shako. L’extrême droite n’apprécie que moyennement et Grune devra s’exiler une fois Hitler arrivé au pouvoir. En revanche, Luise, Königin von Preussen de Carl Froelich en 1931 déclenche une véritable campagne de haine des futurs tenants de l’Ordre nouveau, furibonds d’entendre leur idole se plaindre à l’écran de tant de sang versé, de sacrifices inutiles : « Nous serons à nouveau vainqueurs un jour, et tout aussi impitoyables que le sont aujourd’hui les autres. Il y aura toujours la haine et la guerre », se désole-t-elle à la fin de sa vie. La productrice et vedette Henny Porten essuie des menaces de mort, la SA saccage les salles et de nombreux cinémas renoncent à projeter son film « honteusement pacifiste », tandis que la gauche parle de « radotage sentimental ». Ruinée, l’actrice se retire provisoirement du cinéma – à l’instar de son héroïne de celluloïd.
Il en va autrement de Die letzte Kompanie (La Dernière Compagnie) de Kurt/Curtis Bernhardt, qui fait un tabac en 1930. Conrad Veidt y campe un officier prussien chargé avec douze grenadiers de défendre un moulin fortifié pour couvrir la retraite de l’armée défaite à Saalfeld (1806), une mission suicide qui forcera le respect des Français. Cet « Alamo » du cru, pathétique, aux éclairages tranchés, aux intérieurs oppressants, est la première réussite artistique du cinéma sonore allemand. Elle obéit néanmoins à un romantisme mensonger qui glorifie le sacrifice et l’obéissance aveugle. Goebbels jubile – avant de découvrir que réalisateur, producteur et scénaristes du film ne sont pas aryens ! Il doit se replier sur deux biopics aussi ronflants que conventionnels, susceptibles d’appuyer son propre parti, les « Deutschnationale », les paramilitaires des « Stahlhelme » et la ligue pangermaniste dans leur combat pour renverser la République. Yorck (1931) de l’opportuniste autrichien Gustav Ucicky célèbre l’insubordination du maréchal Yorck von Wartenburg (Werner Krauss) qui se détourna de Napoléon lors de la retraite de Russie et incita son roi à rompre avec la France. C’est l’image d’un nouveau Führer, d’un libérateur capable de modifier le cours du destin. Marschall Vorwärts Maréchal En-Avant ») du nazi militant Heinz Paul, sorti l’année suivante, présente un Führer plus agressif encore, sous la personne du vieux maréchal Blücher (Paul Wegener), sosie cinématographique de Hindenburg qui, à l’âge de 71 ans, s’impose comme commandant en chef bouillonnant, charismatique, et appelle au réarmement de toute la nation. (Blücher était déjà le héros du Waterloo allemand de Karl Grune en 1929, joué par Otto Gebühr, l’habituel interprète de Frédéric II – cf. p. 605.)
Douze mois plus tard, Hitler et son ministre de la Culture et de la Propagande Josef Goebbels sont aux commandes du pays. Sur les écrans, Napoléon passe à l’arrière-plan. Comme Mussolini, le nouveau maître de l’Allemagne ne peut réfréner une certaine admiration pour l’ancien maître de l’Europe, titan prométhéen abattu par les « démocrates parlementaires » et l’ancienne aristocratie. Werner Krauss l’interprète selon cet éclairage dans Hundert Tage les Cent-Jours ») de Franz Wenzler en 1935, version allemande d’une coproduction avec l’Italie fasciste (cf. p. 614). Ce sont dorénavant les Français, et non plus leur Empereur, qui sont l’ennemi héréditaire à combattre. Une série de films au contenu idéologique moins évident, déguisés en bandes d’aventures ou d’espionnage, glorifient la résistance à l’occupant, la valeur et les faits d’armes clandestins des corps-francs prussiens dans Der schwarze Husar le Hussard noir ») de Gerhard Lamprecht, Schwarzer Jäger Johanna Johanna le Chasseur noir ») de Johannes Meyer en 1934, ou Der höhere Befehl le Commandement supérieur ») de Lamprecht en 1935. Tous impliquent que c’est l’instinct du peuple, son engagement sacrificiel et son fanatisme qui ont fait le succès de la « libération » face aux hésitations d’un monarque trop pusillanime. De manière détournée, ils annoncent un autre coup de force, réel celui-là, préparé à l’insu des puissances alliées : la réoccupation surprise par la Wehrmacht de la Rhénanie démilitarisée en mars 1936.
Quant à Napoléon, il réapparaît une dernière fois sous l’égide sinistre de la croix gammée (joué par le Belge Charles Schauten) neuf ans plus tard, dans ce qu’il faut bien qualifier d’entreprise cinématographique la plus insensée, la plus démesurée mais aussi la plus inutile de tout le cinéma nazi : Kolberg de Veit Harlan. Mis en chantier dès 1942 sur ordre personnel de Goebbels, cette superproduction chante la résistance acharnée de Kolberg, petit port de la Baltique, à la Grande Armée en automne 1806. Mobilisée par les discours incendiaires du général Gneisenau-Goebbels, toute la population participe à la défense désespérée de la cité bombardée par l’artillerie française, préférant mourir sur place que se rendre à l’ennemi (allusion au « Volkssturm », la milice populaire allemande créée en octobre 1944 pour suppléer la Wehrmacht). L’effort est payant : à la dernière minute, miracle, Napoléon lève le siège, l’Allemagne est sauvée ... (une contre-vérité, bien sûr). Outil colossal de propagande guerrière, le scénario doit être constamment remanié en fonction de l’actualité – l’inexorable encerclement par les Soviétiques à l’est et les Anglo-Américains à l’ouest – et réunit toute la galerie de l’histoire nationale, de l’incontournable reine Louise à Schill. Près de dix mille soldats, une armée à perte de vue, font de la figuration pour les batailles, Goebbels étant persuadé que son film en Agfacolor sera une arme aussi redoutable que les fusées V1, susceptible de modifier le cours de sa « guerre totale ». Le mastodonte en celluloïd est enfin terminé en janvier 1945, à quelques semaines de l’effondrement du Troisième Reich, mais il n’y a plus assez de salles dans les villes allemandes en ruine pour l’exploiter. Kolberg sera le film le moins vu de la décennie.
Durant ces années, les bandes se déroulant dans la Confédération du Rhin, en Rhénanie annexée, chez les alliés (Saxe, Bavière), dans le royaume westphalien ou la principauté d’Erfurt crées par Napoléon sont, elles, plutôt rares, et presque toutes des comédies, ce qui tendrait à démontrer que la présence française y fut moins traumatisante (la conscription exceptée !). La plus populaire est l’histoire de Schneider Wibbel, de ce tailleur de Düsseldorf condamné à la prison pour insulte à un fonctionnaire impérial et qui parvient à ruser pendant des années avec l’occupant en se faisant passer pour mort. La farce, tirée d’une pièce de Hans Müller-Schlösser, est portée à l’écran en 1920, en 1931, en 1939 et en 1953 (tv). En 1923 sort Der kleine Napoleon de Georg Jacoby, qui brocarde l’insatiable appétit sexuel du frère cadet de l’Empereur, le roi Jérôme, sévissant sur le trône de Westphalie jusqu’à ce que Napoléon en personne vienne lui tirer les oreilles ; la bande est surtout connue pour marquer les débuts à l’écran d’une certaine Marlene Dietrich en soubrette. La saynète la plus amusante et la plus enjouée du lot est due à Erich Engel, un proche de Bertolt Brecht : Die Nacht mit dem Kaiser la nuit passée avec l’Empereur »), de 1936. Comédienne débutante du théâtre de Iéna, Lisa (la pétillante Jenny Jugo) tombe accidentellement depuis un arbre dans le carrosse de Napoléon et du tsar Alexandre, séduit leurs majestés par son joyeux babil et parvient ainsi à se produire sur scène devant tout le gratin d’Europe réuni à la conférence d’Erfurt (octobre 1808). Les choses se compliquent quand il faut passer à la caisse, c’est-à-dire par la chambre à coucher impériale, d’autant plus que le fiancé de la candide damoiselle est un pamphlétaire et caricaturiste particulièrement mordant. Mais Napoléon se montre grand seigneur, plus troublé par la situation en Espagne ... et les spectateurs allemands adorent. Autre saynète souriante que Napoleon ist an allem schuld Tout est de la faute de Napoléon ») de Curt Goetz, le Sacha Guitry allemand, en 1938 : un lord anglais au XXe siècle, historien et inconditionnel de l’Empereur, imite son idole en tout ; Goebbels n’apprécie pas les piques antimilitaristes, Goetz s’exile aux États-Unis et son film est interdit (cf. chap. 16, "Le bivouac des curiosités"). Seule exception « sérieuse » dans le lot, quoique artistiquement insignifiante, Johann Baptiste Lingg (1920) d’Arthur Teuber et Carl Auen – qui porte le sous-titre « Sous la domination des Français » – suit les exploits de l’authentique général badois Lingg, enrôlé de force sous les aigles impériales en Prusse et en Russie.

Enfin, à première vue, on peut se demander pourquoi le cinéma germanique ultra-nationaliste des années 1920-1940 n'a jamais célébré la bataille titanesque et décisive de Leipzig (15-19 octobre 1813) qui entraîna pourtant la perte des pays contrôlés par Napoléon en Allemagne et, à court terme, la déroute générale de ses armées. C'est oublier - a) que cette victoire écrasante en terre allemande fut remportée surtout par les Russes et les Autrichiens, soutenus par les Prussiens de Blücher, les Suédois de Bernadotte et les Hongrois, - b) que les États allemands, partagés entre alliés et ennemis de l'Empire français, n'y jouèrent pas tous un rôle glorieux (la défection des Saxons en pleine bataille) - et c) qu'une victoire remportée par 330'000 hommes contre 195'000 n'a rien d'héroïque.
Tout autre est le paysage après la fracture de 1945. Les décennies précédentes ont accusé un trop-plein de sujets « historiques » systématiquement détournés et outrageusement falsifiés pour servir le pouvoir en place. On range costumes et uniformes d’autrefois, Frédéric le Grand passe à la trappe. À peine sortis des décombres, les cinéastes allemands se tournent vers le présent afin d’initier un processus de règlement de comptes avec le passé immédiat ou, au contraire, noyer le spectateur dans le folklorique inoffensif (les « Heimatfilme » et, pour l’Autriche, « Sissi » et ses suites). Il faut attendre douze ans, soit 1957, pour assister à un come-back un peu incongru, celui de Königin Luise (La Reine Louise), tourné en Eastmancolor par un briscard repentant du Reich, Wolfgang Liebeneiner, et avec, dans le rôle-titre, Ruth Leuwerik, une des égéries pleurnichardes de l’ère Adenauer. Les souverains berlinois sont méconnaissables, forment un couple royal très bourgeois (au jardin ou à l’étable de leur ferme), compatible avec la sage RFA démocrate et ses magazines people. La reine ne manifeste pas de regrets après la défaite de Iéna, juste de la repentance pour avoir poussé son époux à faire la guerre. Mieux : elle souhaite que le peuple ait désormais son mot à dire, qu’il tire les leçons de son passé afin qu’une pareille guerre ne se reproduise plus jamais. À défaut d’être authentique, le message est limpide. Et – casse-tête pour les scénaristes – comment réclamer à Napoléon la restitution des territoires polonais à la Prusse, après les horreurs de 1939-45 ? À partir de là, le cinéma allemand se détourne de la grande histoire et cède ce domaine à la télévision.
Le partenariat privilégié Adenauer-de Gaulle, le Marché commun et la construction de l’Europe chassent les fantômes du passé – un processus réconciliateur annoncé à l’écran par la coproduction franco-allemande Die Gans von Sedan / Sans tambour ni trompette (1959) de Helmut Käutner, où l’amitié naissante entre un soldat allemand (Hardy Krüger) et français (Jean Richard) à Sedan en 1870 reste plus forte que les drapeaux. Berlin-Est fait bande à part. Alors que la République fédérale, intégrée à l’OTAN, fait profil bas, la RDA cherche à se créer une légitimité intérieure et extérieure en s’inspirant des chapitres jugés « progressistes » de l’histoire nationale, au prix de quelques distorsions caricaturales, notamment quand il s’agit d’évoquer la fraternité d’armes entre les peuples allemand et russe et d’établir ainsi un parallèle entre 1813 et 1945. L’onéreuse fresque Lützower (1972) de Werner W. Wallroth ressuscite les chasseurs noirs du corps-franc de Lützow. Le roi de Prusse, qui les trouve trop libéraux et estime qu’ils constituent un danger potentiel pour les privilèges de l’élite militaire et nobiliaire, s’en débarrasse en les faisant anéantir par les Français en 1813. Mais la facture du spectacle, bavard quoique attachant sur le plan visuel, n’est pas à la hauteur des attentes. Six ans plus tard, le téléaste Wolf-Dieter Panse consacre une série de six heures à Scharnhorst (1978), le « révolutionnaire militaire » mort au combat, grand réorganisateur de l’armée prussienne entre 1806 et 1813. Suivant le mécanisme identificatoire avec l’ancienne Prusse initié par les gouvernements Ulbricht, Stoph et Honecker, la série, d’indéniable qualité et très suivie, présente la RFA d’Adenauer comme l’héritière des États de la Confédération du Rhin soumis à Napoléon (ce dernier étant par conséquent l’ancêtre des impérialistes américains) ; Scharnhorst devient le grand-père de l’Armée populaire nationale de la RDA (« Nationale Volksarmee »). En 1980, Panse fabrique un second téléfilm sur le théoricien militaire prussien Clausewitz, adversaire de Napoléon et auteur du célèbre traité de stratégie étudié dans le monde entier.
À l’ouest, en revanche, Napoléon n’est plus une menace, juste un pantin ventripotent de passage dans la province hessoise (et préoccupé par sa virilité), comme dans les quatre comédies érotiques de Frau Wirtin ... (Oui à l’amour, non à la guerre) que bricole Franz Antel entre 1967 et 1970. Le vent de la contestation est passé par là. La parole est aux tenants du « cinéma d’auteur » peu argenté de la nouvelle génération : Helma Sanders-Brahms filme les derniers jours du poète-dramaturge Heinrich von Kleist (Heinrich oder der Tod in Deutschland, 1977), auteur de pamphlets enflammés contre l’Empire ; Edgar Reitz donne Der Schneider von Ulm (1978), l’histoire véridique du tailleur souabe Albrecht Berblinger, un pionnier de l’aviation qui effectue ses périlleuses expériences à Ulm alors que la ville, sous contrôle des Autrichiens, est assiégée par la Grande Armée. L’énigme politique de Kaspar Hauser (Kaspar Hauser, enfant de l’Europe) est traitée par Peter Sehr en 1993 : l’enfant trouvé à Nuremberg serait-il le prince héritier napoléonide de la maison de Bade, fils disparu de Stéphanie de Beauharnais ?
Le petit écran s’applique consciencieusement à informer son public sans glisser dans le manichéisme, avec des dramatiques comme Gneisenau de Werner Schlechte en 1970, le défenseur de Kolberg exilé par son roi pour s’être opposé au joug étranger et l’artisan de la campagne d’automne 1813, ou encore avec les quatre parties de la série Napoleon und die Deutschen (Napoléon et les Allemands) de Georg Schiemann et Elmar Barthlmae (Arte, 2006) ainsi qu’une pléiade de docu-fictions portant sur l’étonnante Rahel Levin-Varnhagen, une Mme Récamier allemande (2009), à nouveau la reine Louise (2010 et 2013), le chancelier-diplomate prussien Hardenberg (2011), Frédéric-Auguste de Saxe, l’allié malheureux de Napoléon (2013) ou la bataille de Leipzig (2004 et 2013, pour le bicentenaire). L’apport le plus étoffé provient de l’intéressante série multinationale Napoléon et l’Europe (1990), dont Eberhard Itzenplitz signe le chapitre Berlin oder Die Erhebung (Berlin ou le réveil de l’Allemagne) et qui aborde la problématique de l’occupation française sous toutes ses facettes, incluant l’appel à la « germanité » de Fichte, les salons mondains tenus par des juifs à Berlin, les déchirements des intellectuels, la résistance du « Tugendbund », la constitution d’armées clandestines et l’attentat manqué de l’étudiant Friedrich Staps contre l’Empereur (Jean-François Stévenin). Seule manque la rencontre du 13 octobre 1806 de Georg Wilhelm Friedrich Hegel avec Napoléon à Iéna, au cours de laquelle le philosophe se laissa aller à de délirantes considérations : « J’ai vu l’Empereur, cette âme du monde (...). C’est une sensation merveilleuse de voir un pareil homme qui, concentré ici sur un point, assis sur son cheval, s’étend sur le monde et le domine » (Hegel à Niethammer, Correspondance, Gallimard, t. 1, p. 114). Mais il est vrai que l’idéalisme du grand penseur n’a pas toujours servi son discernement politique.
Un point à part, relevant plutôt de l’anecdote, est le cas du brigand Johannes Bückler dit Schinderhannes (« Jean l’Écorcheur ») qui sévissait sur les deux rives du Rhin entre 1794 et 1803. L’oiseau donnant du fil à retordre, les autorités françaises du Consulat finirent par le guillotiner. Carl Zuckmayer en a fait une pièce et Apollinaire un poème ; entre le cinéma et la télévision, on compte six versions des méfaits de ce Robin des Bois local, dont la première, muette, Schinderhannes, der Rebell vom Rhein (1928) de Kurt Bernhardt, décrit en filigrane la gestation d’un soulèvement rural contre l’Ancien Régime, une réponse germanique à la Révolution jacobine à laquelle, paradoxalement, l’armée française ne peut que répondre par la répression. La version Eastmancolor de 1958 réalisée par Helmut Käutner, Schinderhannes (Le Brigand au grand cœur) avec Curd Jürgens et Maria Schell, atténue et le fond nationaliste et la charge antifrançaise. Seul compte le divertissement. Signe des temps.