Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

11. NAPOLÉON ET LE RÉVEIL DE L’ALLEMAGNE

La sage reine Louise de l’ère Adenauer (Ruth Leuwerick), Napoléon (René Deltgen) et le roi jaloux (Dieter Borsche) (1957).

RAPPEL HISTORIQUE

Le traité de Westphalie en 1648 a morcelé le monde germanique en 360 États fédérés dans l’organisation unitaire du Saint Empire romain germanique. Les Allemands sont un peuple sans territoire. En 1785, la création de la « Ligue des princes » qui rassemble la majorité des princes allemands du Nord et du Centre sous direction prussienne constitue le premier acte de la lutte de la Prusse contre l’Autriche pour la domination de l’Allemagne dans le cadre du Saint Empire. Berlin s’entend avec l’Autriche et la Russie pour dépecer la Pologne, reconquérant non seulement les territoires de colonisation allemands qui avaient jadis appartenu à l’Ordre teutonique, mais s’emparant aussi de terres authentiquement polonaises (Posnanie, Varsovie). La Révolution française est d’abord accueillie avec un certain enthousiasme par la majorité des Allemands, qui vivent une période d’apogée intellectuelle et artistique (Goethe, Schiller, Hegel, les romantiques, Beethoven). Mais les ambitions territoriales de la Convention, visant, comme les Bourbons de l’Ancien Régime, à s’approprier les « frontières naturelles » sur le Rhin sous le prétexte de mieux défendre la jeune République, refroidissent les ardeurs. La menace révolutionnaire rapproche les monarchies prusse et autrichienne (Première Coalition, 1793), toutefois sans conséquences militaires : l’armée prussienne n’est plus celle de Frédéric et, signant la paix avec la France (traité de Bâle, avril 1795), la Prusse, neutre, laisse l’Autriche combattre seule contre les Français et accumuler les défaites. La France du Directoire et du Consulat annexe toute la rive gauche du Rhin à la suite des traités de Campoformio (1797) et de Lunéville (1801). Afin de dédommager les princes qui ont été dépossédés par cette manœuvre, le Recès impérial imposé par le Premier Consul en février 1803 remanie complètement la carte « des Allemagnes » qui passent de 360 États à une quarantaine, agrandissant ainsi la Prusse, la Bavière, le Wurtemberg, le grand-duché de Bade, le Landgraviat de Hesse-Darmstadt et le duché de Nassau. Napoléon prend par là le contre-pied de l’Ancien Régime qui, par opportunisme politique, cherchait à maintenir en terre allemande le chaos hérité de la guerre de Trente Ans.
Devenus alliés de la France, seize princes des États allemands du Sud (Bavière, Wurtemberg, Bade, Hesse-Darmstadt, Nassau et Berg) se déclarent indépendants du Saint Empire et forment la CONFÉDÉRATION DU RHIN / RHEINBUND (12 juillet 1806) sous l’égide de Napoléon. Cette création, qui exclut l’Autriche des territoires allemands, signe la disparition du Saint Empire romain germanique millénaire. Les États de la Confédération s’engagent à fournir à la Grande Armée des contingents tandis qu’une force militaire assure sa « protection » sur place. Effrayée par cette nouvelle constellation à sa frontière ouest, la Prusse (que la France cherche depuis 1802 à faire entrer dans son système d’alliance afin d’éloigner la menace russe, lui proposant même la cession du Hanovre en août 1805), se trouve être désormais la seule puissance véritable en Allemagne. À Berlin, le tsar de Russie obtient l’appui de la reine Louise, mais son époux, le roi Frédéric-Guillaume III, renonce à rallier la Troisième Coalition et reste neutre. Après la débâcle austro-russe à Austerlitz (décembre 1805), l’Autriche doit céder Constance et les possessions habsbourgeoises en Souabe au Wurtemberg, le Brisgau au margraviat de Bade ainsi que le Vorarlberg, le Tyrol et le Trentin à l’électorat de Bavière. Napoléon accorde le titre de roi à Maximilien de Bavière (fondant la maison des Wittelsbach) et à Frédéric de Wurtemberg, et celui de grand-duc à Charles-Frédéric de Bade. Le grand-duché de Berg est confié à Murat, beau-frère de l’Empereur.
Refusant la nouvelle organisation de la Confédération du Rhin et le diktat du Blocus continental (qui provoque un vif ressentiment dans le pays), le roi de Prusse se rallie au parti antifrançais et, en automne 1806, rejoint la Quatrième Coalition avec le Royaume-Uni, la Russie et la Suède. Il somme Napoléon par ultimatum d’évacuer l’Allemagne du sud, puis, sans attendre son allié russe, se lance en Saxe, obligeant cette dernière à lutter à ses côtés. Napoléon contourne l’adversaire par l’est, remporte une première victoire à Saalfeld (10 octobre), où tombe le prince Louis-Ferdinand (un neveu de Frédéric le Grand), et surprend les Prussiens sur leurs arrières à IÉNA (14 octobre) tandis que, le même jour, le maréchal Davout tient en respect le gros des forces ennemies à AUERSTAEDT. Trente mille Prussiens sont tués ou blessés à Iéna, quarante mille faits prisonnier. La retraite prussienne se transforme en débandade, la Saxe se range du côté de la France. Le 17 octobre, Napoléon entre à Berlin, entérinant en moins de quarante jours l’effondrement de la Prusse frédéricienne, tandis que le roi défait s’exile chez le tsar avec les débris de son armée. Entrés en Prusse orientale, les Russes sont écrasés à leur tour à EYLAU (8 février 1807) et à FRIEDLAND (14 juin). Amputée de toutes ses acquisitions sur la Pologne (annexées jadis par Frédéric le Grand), réduite à son territoire à l’ouest de l’Elbe, enfin forcée de payer les frais de l’occupation des troupes françaises stationnant dans les points stratégiques du pays, la Prusse est la grande victime de la paix de Tilsit (juillet 1807) que Napoléon conclut avec le tsar Alexandre sans même consulter l’autre perdant, Frédéric-Guillaume III. L’intervention personnelle de la reine Louise de Prusse, adulée par ses sujets, auprès du vainqueur n’aboutit à rien. Napoléon n’ose toutefois aller jusqu’au bout de sa démarche en anéantissant définitivement la monarchie des Hohenzollern, comme il en aurait eu les moyens, ce qui aurait privé l’Angleterre et les autres coalisés d’un partenaire potentiellement redoutable. La création du ROYAUME DE WESTPHALIE s’opère à partir de cercles du Haut-Rhin, de Basse-Saxe, de Verden, du sud du Hanovre, du duché de Brunswick, du Landgraviat de Hesse-Cassel, des principautés de Magdebourg et surtout des cessions prussiennes. Le nouveau royaume que dirige Jérôme Bonaparte doit servir de barrière contre la Prusse hostile ; il est formé dans le but d’offrir au reste de l’Allemagne le modèle d’un État constitué d’après les principes essentiels de la Révolution française (Code Napoléon, abolition du servage et des redevances seigneuriales, égalité devant la loi, liberté de culte, émancipation des juifs, etc.). En octobre 1808, Napoléon invite le tsar et tous les rois, princes, ducs, barons et notables de l’Europe, ainsi que le monde de la culture (Goethe, Schopenhauer, Talma) à Erfurt pour réaffirmer les alliances avec son Empire.
Entre-temps, à l’instigation de son épouse Louise, Frédéric-Guillaume III procède en renâclant à la réforme des institutions et de l’armée prussiennes, efficacement soutenu par des politiciens et ministres tels que Hardenberg, vom Stein, Humboldt, Scharnhorst et Gneisenau, tandis que les poètes Kleist ou Körner appellent leurs compatriotes aux armes. La reine Louise (qui meurt en 1810) devient l’icône de la résistance. On introduit des modernisations sociales similaires à celles de la Westphalie napoléonienne. Mais le monarque reste circonspect face à l’occupant, condamne sévèrement l’insurrection patriotique des hussards du major Ferdinand von Schill (exécuté par les Français en 1809) ainsi que la création clandestine de corps-francs. Il promet initialement d’aider l’Autriche qui part en guerre dans le cadre de la Cinquième Coalition (1809), mais se renie prudemment avant le déclenchement des hostilités, au grand dam du parti belliciste ; des unités prussiennes participent de force à la campagne de Russie en 1812. Après le désastre français, la caste militaire et en particulier la jeunesse estudiantine de la Prusse se mobilisent pour une grande Guerre nationale de Libération où les maréchaux Blücher et Yorck vont jouer un rôle prépondérant. En revanche, nul esprit de résistance contre l’occupation française ne s’est manifesté dans l’immense majorité du peuple allemand, qui a subi la présence étrangère comme elle subissait celle des princes d’antan. L’insurrection populaire allemande est un mythe construit après coup.
En février 1813, Frédéric-Guillaume III se joint à la Sixième Coalition formée principalement par la Russie (pressée de venger l’incendie de Moscou), suivie de l’Angleterre, de la Suède, du Portugal et de la Sicile. Les hostilités reprennent, cette fois en Allemagne où Napoléon cherche à tout prix à éjecter la Prusse de la guerre et garder ainsi l’Autriche de son beau-père neutre. La campagne de Saxe débute par plusieurs victoires françaises contre les Russo-Prussiens à Wissenfels (29 avril), Lützen (2 mai), Bautzen (20 mai), Wurschen (21 mai) et Leipnitz (27 mai), mais si elles provoquent la panique chez les coalisés, aucune n’est décisive. Napoléon commet alors l’erreur d’écouter les appels à la paix et d’accepter une armistice de deux mois : la trêve est un piège qui donne le temps à l’Autriche de rompre son alliance avec la France (27 juin) et de rejoindre la coalition, suivie en octobre par la Bavière ainsi que divers petits États allemands. Fatalement enfermé dans une logique guerrière dépassée, et obsédé par l’idée d’une bataille marquante qui lui permettrait de négocier avantageusement, Napoléon s’adonne à une poursuite stérile de l’adversaire, perdant, à terme, l’occasion de conserver les frontières naturelles de son Empire (Alpes et Rhin). Les anciens vassaux s’aperçoivent que la Grande Armée n’est pas invincible : pour une victoire de Napoléon, on compte deux défaites de ses lieutenants (Wellington vient d’anéantir les armées de Joseph Bonaparte à Vitoria, en Pays basque). Napoléon bat encore les Autrichiens à Lauenburg (18 août) et à Dresde (27 août), mais il est chassé définitivement d’Allemagne après sa déroute à LEIPZIG, la titanesque « bataille des Nations » (du 16 au 19 octobre) où les 170 000 hommes de la Grande Armée sont écrasés par 320 000 coalisés en majorité austro-russes sous le commandement du prince Schwarzenberg ; les trois brigades saxonnes et wurtembergeoises trahissent Napoléon sur le champ de bataille. Les Français ploient sous le nombre, manquent de cavalerie (engloutie en Russie) et d’artillerie, de jeunes conscrits de l’année font face à des soldats aguerris et Napoléon, bloqué dans la ville saxonne, échappe de justesse à l’encerclement. C’est la pire défaite des aigles impériales et le plus grand carnage européen avant 1914, avec 70 000 tués ou blessés des deux côtés.
La victoire sans appel des coalisés à Leipzig met un terme à la présence française en pays allemand et sonne le glas de l’Empire, qui perd tous ses alliés. Les Français et leur armée au rabais se replient de l’autre côté du Rhin – pour la première fois depuis 1805. La Bavière des Wittelsbach adhère prudemment à la nouvelle Confédération germanique (Deutscher Bund) pour préserver son statut de monarchie. Les troupes prussiennes de Blücher jouent un rôle décisif dans l’issue des combats qui se poursuivent en France en 1814, puis, pendant les Cent-Jours, à Waterloo. Au Congrès de Vienne, les négociateurs berlinois obtiennent de vastes territoires, notamment en Rhénanie. Ayant retrouvé une armée et, avec elle, sa pleine liberté d’action, Frédéric-Guillaume III abandonne rapidement les promesses faites à son peuple de doter la Prusse d’une constitution. Les libéraux sont muselés ou pourchassés. Mais aux yeux de tous les patriotes, la Prusse sort considérablement grandie de l’épreuve, devenant au XIXe siècle l’espérance et l’incarnation du sentiment national. En 1871, le fils de la mythique reine Louise humiliée par Napoléon devient empereur allemand sous le nom de Guillaume Ier. En inaugurant en Allemagne un mouvement centralisateur qui exclut l’empire autrichien, la politique napoléonienne a préparé à longue échéance le lit de l’unité allemande.