Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

10. NAPOLÉON ET L’AUTRICHE DES HABSBOURG

À L’ÉCRAN

La fortune des armes ne lui a guère souri : à de rares exceptions près, l’Autriche n’a cessé de mordre la poussière face aux armées napoléoniennes. Le Saint Empire germanique dont elle avait la garde s’est effondré, elle a perdu une princesse, cédée de force au nouveau maître de l’Europe – Marie-Louise – , et l’agonie tuberculeuse de l’Aiglon dans sa cage d’or à Schönbrunn n’a rien de valorisant. Pas de quoi stimuler la veine patriotique des scénaristes. Cela dit, des Viennois ont réalisé à Berlin une romance douce-amère décrivant les tourments de Marie-Louise avant son mariage (So endete eine Liebe / Ainsi finit un amour de Karl Hartl en 1934) et le pionnier Hans Otto Löwenstein a filmé sur place Der Herzog von Reichstadt (Le Duc de Reichstadt) en 1920 (cf. pp. 70 et 77). Après l’effondrement de l’empire des Habsbourg en 1918/19, l’Autriche est considérablement réduite en taille et, outre la violence des luttes entre ouvriers socialistes et chrétiens-sociaux, la jeune république connaît une grave crise économique jusqu’à la fin des années vingt. Relativement modeste, son industrie cinématographique n’a pas toujours les moyens (ou la volonté) de ressusciter le passé avec l’éclat souhaitable, en dehors des splendeurs préexistantes du patrimoine architectural impérial. Celui-ci sert surtout de décor prestigieux pour la demi-douzaine de films sur le Congrès de Vienne (chap. 15.2) quand il n’est pas exploité en arrière-fond des lucratives turbulences domestiques de François-Joseph et de son épouse Sissi, ou du double suicide de Mayerling. On ne s’étonnera donc pas de la minceur, de l’inconsistance même de la filmographie proprement autrichienne pour illustrer ce début du XIXe siècle. Contrairement au cinéma de la droite revancharde en Allemagne, on ne décèle dans ces quelques productions locales pas de haine envers le grand vainqueur, plutôt une sorte de respect quasi admiratif pour un adversaire mythique qui a envahi Vienne par deux fois et est devenu, nolens volens, le gendre de François Ier. C’est que, avant de tomber sous la coupe de Hitler en 1938, le cinéma historique autrichien cultive l’apolitisme prudent et la nostalgie zweigienne d’un âge multi-ethnique, donc supranational ; dans ce contexte, l’intrigant Metternich, personnification d’un pouvoir rigide et réactionnaire, a mauvaise presse.
H. O. Löwenstein, encore lui, s’amuse avec Die Schauspieler des Kaisers (Les Comédiens de l’Empereur) en 1921 (cf. p. 142) et, l’année suivante, avec Napoleon in Schönbrunn, une curiosité farfelue qui met en scène une fille illégitime du Corse en Autriche et son amoureux, l’étudiant Friedrich Staps (qui attenta à la vie du conquérant). Le point culminant de cette production viennoise est sans conteste Der junge Medardus (Le Jeune Médard) que Michael Curtiz – encore sous son nom de Kertesz – réalise pour la légendaire Sascha-Film en 1923, bénéficiant pour cela d’un faste exceptionnel. Le scénario repose sur une pièce assez ambiguë d’Arthur Schnitzler, commanditée à l’occasion du centenaire de la terrible bataille d’Aspern-Essling (20-22 mai 1809), une hécatombe qui vit la mort du maréchal Lannes et que les Autrichiens revendiquent un peu abusivement comme une victoire, alors qu’elle ne fit que retarder leur déconfiture finale à Wagram quelques semaines plus tard. Qu’importe, Curtiz obtient la reconstitution des rues et remparts de la Vienne d’antan et des nuées de figurants devant ses caméras. L’intrigue s’achève sur l’exécution de Médard (à la fois Hamlet du Danube et épigone amoureux de Staps), accusé d’avoir tenté d’assassiner Napoléon. L’œuvre est distribuée en Allemagne et en Grande-Bretagne, mais l’exploitant parisien qui la sort cinq ans plus tard sous le titre de Gloire mériterait l’Oscar du détournement ; le cinéaste en charge de cette « version française », Gérard Bourgeois, réussit (à l’insu de Curtiz) le tour de force de faire dire aux mêmes images exactement le contraire de l’original, par le simple truchement du montage et des nouveaux intertitres : Napoléon devient le centre du récit, Médard est transformé en aristocrate français exilé à Vienne et qui sauve la vie de l’Empereur, enfin la longue bataille faisant le clou du film n’est plus Aspern-Essling, mais Wagram, où la Grande Armée se couvre de gloire !
Dans les films autrichiens, il est forcément question de Napoléon à Vienne, mais par la bande, au fil de quelques biopics sur Ludwig van Beethoven (Eroïca de Walter Kolm-Veltée en 1949 et de Simon Cellan Jones en 2003) ou sur Georg Haydn (Haydns letzter Besucher de Jürgen von Alten, 1939). Le film musical Háry János de Frigyes Bán (d’après la comédie lyrique de Zoltán Kodály) conte les souvenirs fantasques d’un Münchhausen magyar, prétendu rival de Napoléon pour les faveurs de l’archiduchesse Marie-Louise à la cour de Vienne : c’est la revanche des petits sur les puissants de ce monde ; Miklós Szinetár en fait un remake en couleurs en 1965, et Jean-Paul Scarpitta un téléfilm en 2009. Dans la même veine parodico-burlesque, mais sans musique, Akli Miklós de György Révész et László Bánk (1986) retrace les exploits du bouffon hongrois de François Ier, chargé de remplacer Marie-Louise, en partance pour Paris, par un sosie ; on ne saura jamais si l’opération a réussi ... Dans Le Château sans nom (Névtelen vár), les espions de Napoléon pourchassent la dauphine de France réfugiée à la frontière entre l’Autriche et la Hongrie. Ce sujet particulièrement rocambolesque, fruit de l’imagination du romancier tchèque Mór Jókai (le Walter Scott hongrois), est porté à l’écran deux fois, en 1920 par Marton Garás et en 1980 par Eva Zsurzs. Plus sérieux est le téléfilm Visite impériale (Császtárlátogatás) de 1977, où Miklós Hajdufy retrace le bref séjour de Napoléon dans la ville hongroise de Györ, à la veille de Wagram. Croulant de fatigue, l’Empereur prend quartier dans la demeure d’un riche propriétaire terrien qui lui offre sa fille pour la nuit, mais son invité a mieux à faire, tiraillé entre ses efforts pour retourner la noblesse magyare contre les Autrichiens et la visite secrète de Metternich. Un tableau politique amer et cynique.
Quant à la bataille d’Austerlitz, la plus écrasante des défaites de l’Empire habsbourgeois sur son propre territoire, mais aussi la plus mémorable victoire de Napoléon, ce sont logiquement les Français (parfois aussi les Italiens) qui en ont, dès 1907, exalté le souvenir. D’abord par une suite de saynètes situées dans la campagne morave à quelques jours des combats, notamment en 1911/12 avec la série hagiographique La Légende de l’Aigle de Victorin-Hippolyte Jasset et Emile Chautard (Films Eclair), dont les sept épisodes sont tirés d’un poème épique de Georges d’Esparbès. Outre la représentation de la « bataille des trois empereurs » dans les diverses adaptations cinématographiques du Guerre et Paix de Tolstoï (cf. chap. 14.3), – avec une séquence particulièrement impressionnante dans la version de Sergueï Bondartchouk (1967) –, l’événement est au cœur de l’avant-dernier film du grand Abel Gance, coproduit avec Rome : Austerlitz (1960) est en fait une fresque kaléidoscopique couvrant les années 1802 à 1805, téméraire et émouvante, surchargée d’anecdotes et réunissant toutes les stars du cinéma européen du moment ; Pierre Mondy y fait un Napoléon épuisant d’énergie. La deuxième moitié du film est entièrement consacrée à la brillante stratégie militaire autour du plateau de Pratzen ; hélas, Gance n’a plus l’audace lyrique de ses vingt-cinq ans et sa bataille, filmée surtout en studio à Zagreb dans des conditions catastrophiques, ne restitue qu’imparfaitement le déroulement tactique du conflit. Le résultat souffre de trop de compromis, de trop de promesses de producteurs non tenues et d’envolées cocardières un peu outrées qui handicapent son exploitation dans les pays voisins. Mais l’œuvre, sortie alors que la France est ébranlée par la guerre d’Algérie et le délabrement de la IV e République, véhicule une nostalgie d’unanimité nationale, un appel à l’homme providentiel qui accompagnent le retour du général de Gaulle. Sur le plan de la stratégie, il faudra attendre 2006 et l’excellent docu-fiction télévisuel Austerlitz, la victoire en marchant de Jean-François Delassus pour comprendre comment Napoléon parvint à tromper et à battre l’ennemi austro-russe nettement supérieur en nombre.
Après Austerlitz, Napoléon contraint Vienne à céder le Tyrol à la Bavière ; groupés autour d’Andreas Hofer, de fiers paysans se rebiffent contre ce diktat « jacobin » et prennent les armes en 1809/10, organisant contre « l’Antéchrist » une guérilla proche de l’espagnole. La cause est sans espoir, car contrairement à l’Espagne, le petit Tyrol est entouré d’États hostiles ou impuissants et Metternich à Vienne juge Hofer trop « subversif ». Ce chapitre violent, aux fortes colorations romantiques, va toutefois enflammer l’imaginaire des cinéastes austro-allemands avec une vingtaine de films à partir de 1909. Le terrain accidenté est propice à la belle imagerie, les paysages majestueux autour de Kufstein et d’Innsbruck sont enchanteurs, de sorte que ces westerns montagnards s’inscrivent également dans le courant mensonger des « Heimatfilme » chantant le retour fantasmé à la terre et à la vie rustique dont l’Europe industrialisée s’est sciemment coupée. En Autriche, les chrétiens-sociaux, représentant la population des campagnes, soutiennent cette vision loin des réalités, infusée de clichés nationalistes et amplement récupérée par les nazis en Allemagne. On masque l’ancien conflit entre le Tyrol et la Bavière, les soldats bavarois disparaissent de l’écran, tous luttent à présent sous une même bannière contre l’oppresseur latin (une vision déjà répandue dans les récits chauvins du XIXe siècle). À l’instar de celle du Prussien von Schill (cf. chap. 11), la propagande du Reich célèbre l’exécution d’Andreas Hofer comme « l’heure de naissance du réveil national » et annexe d’autant plus volontiers la matière que c’est la seule révolte authentiquement populaire dont peuvent se targuer les pays germanophones sous Napoléon. L’approche ne se fait toutefois pas sans obstacles, comme le démontre le cas du talentueux réalisateur, alpiniste et comédien Luis Trenker : en 1932, son film Der Rebell (L’Héroïque Embuscade), mis en scène avec l’appui de Kurt Bernhardt, illustre l’insurrection d’un épigone de Hofer, sa fuite à travers les cimes enneigées et la lutte féroce de ses partisans contre les Français qui finissent par le capturer et le fusiller. Goebbels jubile, érige ce film – que traverse un authentique souffle révolutionnaire et que Hitler s’est fait projeter quatre fois – en modèle du cinéma à développer dans le Reich. Mais il en sous-estime deux aspects : Trenker est un catholique irréductible et le Tyrol méridional objet de litige permanent entre Berlin et Rome. Sorti en mars 1940, Der Feuerteufel (Le Diable de feu) de Trenker reprend la lutte contre Napoléon, déplacée (sur ordre de Hitler) en Carinthie et menée par un chef fictif, Sturmegger. Or Trenker montre un occupant français à l’arrogance et aux méthodes de SS et, lors d’une entrevue avec Napoléon, son héros antimilitariste refuse l’incorporation dans la Grande Armée (il se sent paysan et patriote, pas soldat). Pour couronner cet affront à peine déguisé à la Wehrmacht, le rebelle assène à l’Empereur ébahi que seul le Seigneur dirige la destinée des peuples... Cette fois, Hitler fulmine. Trop grande vedette pour être écartée dans un camp de concentration, le « traître Trenker » est interdit de travail dans le Reich et s’établit à Rome où il va placer sa caméra au service du Vatican.
Les récits de l’insurrection antifrançaise de Hofer continuent à hanter les écrans de l’après-guerre avec leur lot de folklore désuet, servant à l’occasion la mouvance sécessionniste et indépendantiste du Tyrol méridional face à l’Italie (Bergblut de Philipp J. Pamer, 2010). Dans 1809 – Andreas Hofer (La Liberté de l’aigle) en 2002, le réalisateur Xaver Schwarzenberger obtient d’importants moyens pour reconstituer les conflits historiques tout en déplaçant certains accents : Hofer devient un humaniste hésitant, faible et crédule, soumis à un capucin belliciste abhorrant les Lumières ; avec leurs longues barbes hirsutes, ses maquisards fanatisés ressemblent furieusement aux talibans intégristes d’Oussama Ben Laden. Tout le monde y perd des plumes : le petit peuple se fait tailler en pièces sans connaître les véritables enjeux politico-économiques tandis que la Vienne de Metternich se révèle aussi calculatrice et dictatoriale que Napoléon, réduit ici à une caricature risible.