Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

1. NAPOLÉON BONAPARTE : LES FILMS GÉNÉRAUX SUR SA VIE

Napoléon (Raymond Pellegrin), un politicien-comédien et chef de guerre au profil ambigu dans la fresque de Sacha Guitry (1955).

À L’ÉCRAN

« Quel roman que ma vie ! » se serait exclamé Napoléon à Sainte-Hélène. Et Sacha Guitry de la résumer à sa manière inimitable : « C’est l’histoire d’un homme qui naquit dans une île [la Corse] – rêva toute sa vie de conquérir une île [l’Angleterre] – se retira dans une île [Elbe] – et qui, contre son gré, trépassa dans une île [Sainte-Hélène]. » Les films diachroniques, c’est-à-dire ceux qui embrassent une partie importante ou même la totalité de cette destinée peu ordinaire, ne sont pas légion. Pourtant, l’aventure a déjà tenté les pionniers du cinématographe. Ainsi, en 1903, Lucien Nonguet fabrique à Paris pour le compte de Pathé Frères une Épopée napoléonienne en deux parties et quinze tableaux qui va être vendue dans le monde entier, et même recyclée sept ans plus tard avec des scènes rajoutées. Le point de vue est celui des manuels scolaires, de l’illustration traditionnelle du XIXe siècle, bien connue des spectateurs (donc dénuée d’explications) et incluant en cadre fixe Arcole, les Pyramides, le sacre, Austerlitz, Moscou en flammes, Waterloo et l’exil final, le tout condensé sur une durée de 10 à 20 minutes. L’histoire en digest, l’Empire traversé au galop, sans commentaires sinon celui, implicite et purement visuel, de la légende dorée. Les Italiens font de même en 1907 et 1908, suivis en 1909 par Napoleon, the Man of Destiny de James Stuart Blackton, une production « de prestige » américaine de la Vitagraph, en trois parties ; de prestige parce que, achetés en France, meubles et bibelots d’Empire y sont authentiques. Ce sera d’ailleurs la première et la dernière fois qu’une firme anglo-saxonne cherche à cerner la carrière de Napoléon dans son intégralité : deux guerres mondiales déclenchées par une poignée de reîtres fanatiques et ultranationalistes vont refroidir les ardeurs de ses lointains panégyristes.
On pourrait croire que la généralisation du moyen et long métrage en salle inviterait à une illustration plus ample de la saga impériale, mais c’est sous-estimer sa richesse et sa complexité. Comme le formule Patrice Gueniffey, « jamais on n’avait vu, jamais on n’a revu, jamais peut-être on ne reverra pareille profusion d’événements inouïs, de changements gigantesques et d’écroulements immenses concentrés sur une période de temps aussi courte » (Bonaparte, op. cit., p. 11). La durée du récit à l’écran, c’est là le premier pari des cinéastes qui veulent s’attaquer à une matière aussi foisonnante. Un parcours du combattant, comme en témoignent les innombrables projets inaboutis qui parsèment cette filmographie. Dans la majorité des cas, l’apparition de Napoléon sera dorénavant liée à une de ses campagnes, justifiée dans le cadre d’une politique, d’un événement ou d’une liaison amoureuse bien spécifiques. Il sera l’atout d’un « biopic » consacré à un membre de sa famille, à un général ou un ministre. Parfois, on se passera même de lui, il restera invisible à l’image comme si la force du mythe suffisait à convoquer sa présence.
Telle n’est en tout cas pas l’intention d’Abel Gance, quand, en 1926/27, il entreprend son œuvre légendaire, ce Napoléon muet interprété par Albert Dieudonné qui a profondément marqué l’esthétique du cinéma mais demeure (aux yeux de son auteur) inachevé - mais qu'il eut mieux fallu rebaptiser Bonaparte. Son film ne dure « que » cinq heures et demie, couvrant seulement treize ans de la vie de son demi-dieu alors que Gance l’avait conçu comme le premier volet d’une fresque pharaonique en sept longs métrages ... Ce rêve de visionnaire, démesuré, impossible à financer, commercialement inexploitable, nous autorise à classer son travail « interrompu » dans le groupe restreint des films diachroniques. En poète, Gance présente son personnage à la fois comme acquis au nouveau credo révolutionnaire et comme le dernier recours d’une France à la dérive : l’Aigle en tant que défenseur céleste d’une République universelle. La ferveur et la naïveté quasi religieuse de son imagerie paroxysmique, l’inventivité fiévreuse de son montage, l’éblouissante utilisation symphonique du triple écran font oublier, ou du moins pardonner inanités historiques et égarements idéologiques.
Après-guerre, en 1955, seul Sacha Guitry, fidèle à ses admirations comme à ses partis pris, a l’inconscience politique de consacrer à la vie de Napoléon un (très) long métrage en Technicolor – trois heures – où l’Empereur à l’écran (Raymond Pellegrin) est défendu bec et ongles par celui qui l’a le plus trahi, à savoir Talleyrand (joué par Guitry). Jamais à une contradiction près, l’auteur, mal-aimé des criticaillons et démocrate sans illusions, se veut outrageusement subjectif tout en interdisant à ses interlocuteurs d’avoir une opinion propre. Il conte ce qu’il veut, balaie le solde du dos de la main, pour présenter non le meneur d’hommes phénoménal, mais le politicien-comédien, le metteur en scène d’un empire européen qui n’aurait rien à craindre de personne sinon de lui-même. Un confrère, en quelque sorte, sur les tréteaux de la démagogie planétaire. Caché derrière son album de tableautins soignés et sages, abrité par la myriade de stars qui l’anime, Guitry livre un portrait dont on n’a pas encore perçu toutes les subtilités.
Après le naufrage du projet cinématographique de Stanley Kubrick (1967-1971), la télévision prend la relève. Elle seule a désormais la possibilité d’englober toute l’épopée de manière satisfaisante, en la découpant en tranches hebdomadaires. En 1974, la chaîne britannique ITV diffuse Napoleon and Love, une série inattendue – et inconnue dans l’Hexagone – en neuf épisodes d’une heure qui retrace la montée et la chute de l’Empereur (Ian Holm) à travers les femmes qui l’ont aimé ; l’intérêt majeur de cette production très documentée réside dans ses portraits psychologiques souvent fouillés et justes. Il ne faut pas moins de six réalisateurs de six nationalités différentes pour accoucher des six parties de Napoléon et l’Europe (1990), qu’interprète Jean-François Stévenin. Filmée en majorité en Pologne, la série est forcément inégale, à l’aune des talents qui la servent, mais toujours instructive et passionnante à suivre : nonobstant un budget serré, la polyphonie recherchée étoffe le personnage et son empreinte sur le continent, entre Paris, Berlin, Varsovie, Lisbonne et Moscou. C’est un premier pas. Douze ans plus tard, on eût espéré que les facilités de la coproduction au niveau mondial, augmentées par celles, toutes récentes, de l’infographie digitale, donnent naissance à une sorte de fresque télévisuelle « définitive » sur le phénomène napoléonien, ou du moins à un bilan provisoire et équilibré, établi à partir des travaux les plus récents. Hélas, il faut déchanter : le Napoléon cosmopolite d’Yves Simoneau (2002), diffusé en quatre parties d’une heure et demie, est d’une consternante superficialité. Christian Clavier, plus connu pour ses rôles comiques, fait un Empereur gentil, lisse, une coquille creuse au cœur d’un spectacle édulcoré pour familles qui se garde bien de fournir la moindre explication politique ou géostratégique, de lever un sourcil, d’exprimer un avis critique. Bicorne, redingote et coucher de soleil. Aux dernières nouvelles, Steven Spielberg envisagerait d’adapter le scénario abandonné de Kubrick pour une série de son cru. On retient son souffle.