II - LE ROYAUME D’ANGLETERRE

6. ANNE STUART (1702 à 1714)

Gwynplaine (Conrad Veidt), l’homme qui rit (« The Man Who Laughs » de Paul Leni, 1928).

6.2. "L'Homme qui rit" de Victor Hugo

Roman paru en 1869. - Enlevé à sa naissance sur ordre de Jacques II, puis défiguré par des « comprachicos » gitans pour l’exhiber, grimaçant, dans des foires, le saltimbanque Gwynplaine ignore qu’il est en vérité le fils unique de Lord Clancharlie, pair du royaume que le monarque a fait exiler en Suisse en 1682, où il est mort. Ayant trouvé refuge auprès d’Ursus, un vagabond philosophe au grand cœur, le jeune Gwynplaine a grandi avec Déa, une petite orpheline aveugle recueillie en même temps que lui. Il l’aime, mais n’ose se déclarer, honteux de sa difformité (qu’elle ne peut voir). Tous trois forment une compagnie de mimes. À Londres en 1705, on reconnaît bientôt en Gwynplaine le baron Fermain Clancharlie. La duchesse Josiane, la sœur perverse de la reine Anne, se donne à lui, elle si belle, lui si hideux. Il est enlevé par les sbires de la reine et rétabli dans ses titres et ses biens, tandis qu’Ursus et Déa sont bannis du royaume. Ignorant cela, devant la Chambre des Lords, Gwynplaine prend passionnément la défense des miséreux qu’il a côtoyé dans sa vie, mais face aux ricanements, aux sarcasmes et aux insultes que suscite l’intervention de cet « homme qui rit » en pleurant, il renonce à sa pairie et s’enfuit rejoindre les siens. Trop tard : le croyant mort et brisée par la douleur, Déa expire dans ses bras. Gwynplaine se suicide en se jetant dans la Tamise.
1920Das grinsende Gesicht (AT) de Julius Herzka 
Olympic-Film Wien, 6 actes / 2200 m. / 87 min. – av. Franz Höbling (Gwynplaine alias Fermain Clancharlie), Nora Gregor (duchesse Josiane de Clancharlie), Lucienne Delacroix (Dea), Anna Kalina (la reine Anne Stuart), Franz Weissmüller (Ursus), Josef Moser (Jacques II), Eugen Jensen (Barkilphedro), Jimmy Court (Lord David Dirry-Moir), Robert Balajthy (Lord Linäus Claincharlie, père de Gwynplaine), Susanne van der Osten (Lady Dirry-Moir), Armin Seydelmann (Lord Polinbroke), Arped Kramer (Dr. Gerardus), Fritz Strassny (Dr. Hardquanonne).
Une première version, relativement modeste, qui respecte le texte de Hugo à la lettre, quitte à mobiliser de nombreux personnages secondaires qui freinent l’intrigue plus qu’ils ne l’enrichissent. Excepté la ravissante Nora Gregor qui joue une comtesse sexuellement excitée par la difformité de Gwynplaine, l’interprétation est généralement médiocre ; peu porté sur ce type de rôles, Franz Höbling (un jeune premier du Burgtheater de Vienne) n’arrive pas à la cheville de Conrad Veidt dans l’œuvre de Leni (cf. infra).
1927/28*** The Man Who Laughs (L’Homme qui rit) (US) de Paul Leni 
Carl Laemmle-Paul Kohner/Universal Pictures (« Super-Jewel »), 116 min. – av. Conrad Veidt (Gwynplaine), Mary Philbin (Déa), Sam De Grasse (Jacques II), Josephine Cromwell (la reine Anne Stuart), Olga Baclanova (duchesse Josiane de Clancharlie), Stuart Holmes (Lord David Dirry-Moir, duc d’York), George Siegmann (Dr. Hardquannone), Brandon Hurst (Barkilphedro), Cesare Gravina (Ursus), Julius Molnar Jr. (Gwynplaine enfant), Edgar Norton (Lord High Chancellor).
Dans sa deuxième moitié, le script prend quelques libertés avec le roman : Hardquanonne, le chirurgien qui avait procédé à l’opération défigurante de l’enfant, reconnaît dans Gwynplaine le fils du Lord et cherche à faire chanter la comtesse Josiane, frivole et débauchée, à laquelle ont été attribués les biens des Clancharlie, faute d’héritiers connus. Le reine Anne apprend le secret par l’entremise de son ignoble bouffon Barkilphedro et somme la comtesse, sa demi-sœur qu’elle hait et dont elle envie l’insolente beauté, d’épouser le « monstre » si elle veut conserver ses domaines. Confronté au rire hystérique de Josiane et à l’accueil houleux de la Chambre des Lords, Gwynplaine refuse publiquement l’hymen ordonné par la reine. La garde le pourchasse sur les toits de Londres pour insulte à la couronne. Entre-temps, Ursus et Déa ont été bannis du royaume. Après une dramatique chasse à l’homme nocturne, Gwynplaine les rejoint de justesse sur la barque qui les emmène en France, tandis que, lancé à leur poursuite, Barkilphedro périt égorgé par le loup Homo.
En dépit de ce happy end imposé, le mélange hugolien de baroque et d’horreur, de rires et de souffrances, de beauté et de cruauté est parfaitement restitué à l’écran. À ce titre, le film constitue une réussite artistique totale, avec un Conrad Veidt hallucinant, engagé à défaut de Lon Chaney (alors sous contrat à la MGM). Mary Philbin et Cesare Gravina, deux rescapés de « The Phantom of the Opera » avec Chaney, lui donnent la réplique. La virtuosité de la caméra, l’imagination visuelle du réalisateur, les éclairages contrastés, l’originalité des cadrages, la mobilité de la caméra (Gilbert Warrenton) et la mise en valeur des décors trahissent l’influence du grand cinéma germanique. Et pour cause : il s’agit d’une production très onéreuse (800’000 $) filmée dans les dépendances de Universal City à Hollywood (Southwark Fair, le palais royal et la prison de Chatham y sont magnifiquement reconstitués), par un des talents les plus éminents du cinéma d’épouvante, l’Allemand Paul Leni (ancien peintre, décorateur, auteur du « Cabinet des figures de cire » en 1924), décédé l’année suivante.
Cette adaptation de Victor Hugo a été produite par Universal dans l’espoir de réitérer le succès commercial de « The Hunchback of Notre Dame » (avec Lon Chaney) ; c’est toutefois un lourd échec au box office américain, en raison de la morbidité du récit ; Leni fait même périr le père de Gwynplaine sous la torture (enfermé dans un sarcophage en fer hérissé de pointes, une « vierge de Nuremberg »). Le film est nettement mieux accueilli en Europe avec, notamment, plus de trois mois d’exclusivité à Londres. Seul regret de la critique et d’une partie des spectateurs européens, la fin heureuse (jugée « hollywoodienne »). Cette conclusion peut toutefois se justifier après deux heures d’humiliation. Une fin fidèle à Hugo destinée au marché étranger aurait également été tournée, mais jamais utilisée.
Nota bene : en décembre 1925, Raymond Bernard avait mis en chantier « *L’Homme qui rit », un projet français qui demeura inabouti (Universal ayant annoncé sa version en 1924 déjà), à filmer dans studios de Billancourt pour la Société Générale des Films, avec des costumes conçus par le petit-fils du romancier, Jean Hugo. Interprètes pressentis : Charles Dullin (Gwynplaine), Maxudian (Barkilphedro) et Edith Jehanne (Déa).
1965[*L’uomo che ride / L’Homme qui rit (IT/FR) de Sergio Corbucci ; Sanson-Cipra, 105 min. – av. Jean Sorel (Bello [=Gwynplaine]), Ilaria Occhini (Déa), Lisa Gastoni (Lucrezia Borgia), Edmond Purdom (Cesare Borgia). – Une adaptation intéressante dont l’action a été transposée en Italie du XVe siècle, à la cour des Borgia, cf. Renaissance : Italie.]
1971*(tv) L’Homme qui rit – 1. Les Comprachicos – 2. Les Grands de ce monde – 3. Par ordre du roi (FR) de Jean Kerchbron 
ORTF (A2 8.+15.+22.11.71), 3 x 85 min. – av. Philippe Bouclet (Gwynplaine), Delphine Desyeux (Déa), Xavier Depraz (Ursus), Philippe Clay (Barkilphedro), Juliette Villard (duchesse Josiane de Clancharlie), Georges Marchal (Lord David Dirry-Moir, duc d’York), Eric Damain (Gwynplaine enfant), Jacques Mauclair (Minos), Georges Douking (Rhadamante), Marcelle Ranson (la reine Anne Stuart), Béatrice Costantini (Sarah Churchill, duchesse de Marlborough), José Etchebarne (Tom Jim Jack), Geo Waléléry (Eaque), Marie Letourneur (Fibi), Claudine Reira (Vinos), Gérald Denizot (Hardquanonne), Jacques Van Doren (Quorum), Norbiert Krief (Jingle), Jean Hébert, Gilles Béhat et la voix de Jean Etchebarne.
Une adaptation extrêmement fidèle au texte de Hugo, sans doute par souci pédagogique, mais aussi parce qu’il répond aux préoccupations politiques de Kerchbron et de sa coscénariste Paule de Beaumont. A leurs yeux, le roman révèle « le spectacle de l’exploitation des malheureux par les heureux ». Ce sont donc les harangues et diatribes séditieuses d’Ursus à un public clairsemé de villageois, habillé d’une peau d’ours et flanqué de son loup Homo (que l’on entend également penser), mais aussi le discours-cri de Gwynplaine devant ses pairs qui priment sur le mélo horrifique et confèrent au récit une indéniable puissance dramatique. Servi par des images aux coloris simples, dépouillées, parfois crues – presque entièrement tournées pendant quatre mois en décors naturels (la Bretagne, château de Pierrefonds) -, sur une musique grinçante de Jean Wiener, le récit ne s’adresse pas à tous les publics. Kerchbron détaille, comme Hugo, la pratique des puissants d’acheter des enfants perdus ou volés pour les transformer en bouffons monstrueux, enfermés dans des boîtes ou des tonneaux destinés à les déformer en empêchant leur croissance. Les bourreaux décapitent, des têtes roulent, des mains sont sectionnées, La duchesse goûte goulûment ses ébats avec Gwynplaine ; celui-ci ne rit pas : sa défiguration ressemble plus à une balafre. Le tout est rythmé par les interminables pérégrinations de la cahute d’Ursus sur la lande au bord de la mer, battue par la pluie ou écrasée par le soleil, sans que rien ne change jamais, comme si le vagabond philosophe, dans sa dénonciation du mal universel, prêchait dans le désert. Une approche un peu intellectuelle, mais qui en dit long sur l’audace et les exigences artistiques de la télévision d’antan.
1972(tv) El hombre que rie (ES) d’Esteve Duran (?)
série « Novela » (TVE 7.2.72), 50 min. – av. Nicolás Dueñas (Gwynplaine), Marisa Paredes (Déa), Angels Moll, José Orjas.
2012L’Homme qui rit / Muz, ktery se smeje (FR/CZ) de Jean-Pierre Améris 
Incognita Films-Europa Corp.-France 3 Cinéma-France 2 Cinéma-Okko Productions-DD Prod.-Hérodiade, 93 min. – av. Marc-André Grondin (Gwynplaine), Gérard Depardieu (Ursus), Christa Théret (Déa), Emmanuelle Seigner (la duchesse Josiane de Clancharlie), Serge Merlin (Barkilphedro), Arben Bajraktaraj (docteur Hardquanone), Christèle Tual (Clémence), Swann Arlaud (Sylvain), Brice Fournier (Combarel), Fanie Zanini (Déa enfant), Pierre Peyrichout.
Marqué à l’âge de dix ans par le téléfilm de Kerchbron, Améris concocte une version fortement décorative, grandguignolesque, superficielle et bariolée, influencée par la bande dessinée, le musical mode à la Baz Luhrman et le cinéma fantasmagorique d’un Tim Burton. Perruques extravagantes, policiers avec casques de bobbies du XXe siècle, grimaces à gogo. Bref, n’est pas Fellini qui veut. Quant à Victor Hugo… La fin tragique du double suicide (Déa prend de l’arsenic, Gwynnplaine se laisse couler dans le canal) est au moins respectée, mais le film ne donne aucune indication de lieu, d’époque ou de règne. Tournage en République tchèque (studios Barrandov à Prague, couvent de Chotesov) et en Hongrie. Présenté hors compétition à la Mostra de Venise en septembre 2012. Un échec public et critique.