Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

15. DÉCLIN ET EXIL

Napoléon (Rod Steiger) s’assoupit, terrassé par la fatigue et les douleurs, dans Waterloo de Sergueï Bondartchouk (1970).

RAPPEL HISTORIQUE

Après l’écrasante et fatale défaite à la « bataille des Nations » devant Leipzig (octobre 1813), où elle affronte un ennemi deux fois supérieur en nombre, la Grande Armée se replie sur la rive ouest du Rhin. En février-mars 1814, Napoléon est acculé à défendre ses possessions contre toute l’Europe coalisée. Le territoire national est envahi pour la première fois depuis 1792 et la France découvre soudain les horreurs d’une guerre dont elle n’a jusqu’à présent connu que les faits glorieux et lointains rapportés par les bulletins de la Grande Armée. Malgré quelques brillantes manœuvres, c’est un combat d’arrière-garde, les rapports de force sont trop inégaux, l’abdication en avril est inévitable. De surcroît, les Anglais avancent au sud, le front espagnol s’étant effondré. S’il est un moment tenté par le jusqu’au-boutisme, Napoléon a la lucidité de choisir, non sans d’immenses regrets, de mettre un terme à sa carrière politique et d’éviter ainsi un bain de sang supplémentaire (cf. chap. 15.1).
Suit l’exil sur l’île d’Elbe, tandis que les vainqueurs se réunissent au Congrès de Vienne, une foire d’empoigne de sept mois. Entre deux valses, ils s’y partagent les dépouilles de l’Europe ; l’ancien système des États absolutistes est restauré, comme si la Révolution française et l’Empire napoléonien n’avaient jamais existé, et les coalisés s’affrontent dans une surenchère expansionniste qui n’a rien à envier à celle reprochée la veille à l’« ogre corse » (cf. chap. 15.2). Mais le retour surprise de Napoléon en France en mars 1815 (« l’invasion d’un pays par un seul homme », écrira Chateaubriand), suite à la malencontreuse politique des Bourbons, balaie toutes les divergences : priorité absolue est donnée à l’élimination définitive du trouble-fête. C’est alors la parenthèse dramatique des « Cent-Jours » (cf. chap. 15.3), pour Napoléon une tentative en réalité sans espoir de reprendre à la fois le pouvoir à Paris et d’échapper à sa déportation (planifiée secrètement, car en rupture avec le traité de Fontainebleau, par Talleyrand et les Anglais) de l’île d’Elbe sur une île de l’Atlantique ou dans les Antilles. Certains historiens soupçonnent les vainqueurs d’avoir délibérément facilité le retour de Napoléon (plusieurs faits troublants accréditent cette théorie), de lui avoir tendu un « guet-apens » afin de se donner un prétexte inoxydable pour l’éloigner définitivement sur un rocher aride de l’hémisphère austral1. Le tempérament de joueur de Napoléon a fait le reste. Quoi qu’il en soit, une victoire française à Waterloo n’aurait fait que prolonger de quelques semaines une guerre perdue d’avance : des forces considérables russes, allemandes, prussiennes, anglaises et autrichiennes sont en marche de toute l’Europe pour renforcer ou relayer celles de Wellington et Blücher (sept corps d’armée totalisant quelque 850 000 hommes), et l’insurrection couve en Vendée royaliste. La France exsangue n’est plus en mesure de soutenir un effort de guerre de pareille envergure, à peine une année après l’effondrement de l’Empire. En outre, s’il est porté par les militaires ainsi que par une partie importante du prolétariat rural et urbain, Napoléon n’a plus l’appui des classes moyennes, les notables révolutionnaires (qui l’avaient lâché au printemps 1814) ayant pris le goût du pouvoir et restant prudemment sur l’expectative, malgré leur mécontentement avec Louis XVIII, ce « souverain ramené dans les fourgons de l’étranger ».
Ayant trop misé sur la générosité de ses ennemis, Napoléon renonce à l’Amérique et se fait piéger à bord du « HMS Bellerophon » (cf. chap. 15.4). L’Angleterre, l’unique adversaire qui n’a jamais reconnu ni la Révolution ni l’Empire, relègue « le général Bonaparte » en l’Atlantique Sud. S’il était encore un souverain temporairement toléré, en résidence surveillée à l’île d’Elbe, il n’est plus qu’un prisonnier de guerre à Sainte-Hélène, déchu de toute prérogative et singulièrement maltraité par Sir Hudson Lowe, le geôlier mesquin que lui réserve l’Amirauté britannique, au point de susciter des débats houleux sur son traitement au Parlement à Londres. « Prométhée enchaîné à son rocher » (Chateaubriand), consumé par l’inactivité forcée, voué à une fin misérable et solitaire, Napoléon « ressuscite la gloire contre le temps » : il s’adonne à un pèlerinage propagandiste dans le passé, presque toujours désenchanté et douloureux, pour façonner l’image qu’il souhaite léguer à la postérité (« le martyre me dépouille de ma peau de tyran », dit-il). Il s’affirme comme le messie de la Révolution et présente les longues guerres dont on lui a fait porter la responsabilité (mais qui étaient selon lui voulues par les monarques absolus, ce qui n’est pas faux non plus) comme une tentative de défendre les conquêtes révolutionnaires et l’unification des peuples de l’Europe. Faisant oublier « le César antilibéral au profit d’un Napoléon démocrate (...), il confisque à son profit les deux forces montantes du XIXe siècle, le nationalisme et le libéralisme, qu’il avait combattues » (Jean Tulard). Paru deux ans après sa mort, Le Mémorial de Sainte-Hélène, dans lequel Las Cases a recueilli les confidences de l’impérial proscrit devient un des best-sellers du siècle (huit éditions en vingt ans) et fonde le mythe napoléonien. Dans une France malmenée par la révolution industrielle et la grisaille vérolée de la Restauration légitimiste, le prestige de l’Empereur déchu ne va cesser de grandir pour enflammer les esprits romantiques, de Victor Hugo à Honoré de Balzac, Chateaubriand, Stendhal, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, Alfred de Musset, Gérard de Nerval, Alfred de Vigny, etc., relayés en Angleterre par Lord Byron, Walter Scott, Rudyard Kipling et Arthur Conan Doyle, en Italie par Alessandro Manzoni, en Allemagne par Heinrich Heine et en Russie par Alexandre Pouchkine et Michel Lermontov.
1 La théorie du piège allié est illustrée à l’écran en 1974 dans un épisode du feuilleton Schulmeister, l’espion de l’Empereur intitulé Avant les 100 jours (cf. infra, p. 586).