Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

14. NAPOLÉON ET LA RUSSIE

Napoléon (Herbert Lom) et le tsar Alexandre (Savo Raskovitch) font la paix à Tilsit en 1807 (War and Peace de King Vidor, 1956).

RAPPEL HISTORIQUE

Alors que Catherine II se meurt, en 1796, le grand-duc tsarévitch Paul fait brûler tous les documents relatifs à la succession dont il a été exclu au profit de son propre fils Alexandre. Devenu tsar par la ruse, Paul Ier, 44 ans, mal-aimé et animé d’une profonde rancune envers l’impératrice disparue, se révèle un despote maniaque, féru de discipline militaire à la prussienne, d’une rudesse obtuse et bientôt mentalement déséquilibré. Hanté par le spectre de la Révolution française, son but premier semble être la destruction de tout ce qu’a réalisé sa mère. À l’initiative de l’Angleterre, la Russie du tsar Paul Ier participe (aux côtés de l’Autriche et de la Turquie) à la Deuxième Coalition contre le Directoire, de septembre 1798 à mars 1799. Elle réagit ainsi à la prise de Malte (dont le tsar s’est fait le protecteur en qualité de Grand-Maître de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem) par la flotte de Napoléon – alors en route pour l’Égypte. L’amiral Ouchakov est envoyé en Méditerranée, chargé de reprendre Malte avec l’aide des Anglais, mais sans succès. En août, le général Souvorov chasse les Français d’Italie et entreprend une hardie traversée des Alpes pour surprendre Masséna en Suisse. Mais la victoire de ce dernier sur les Austro-Russes à Zurich (25/26 septembre 1799) et la capitulation du corps expéditionnaire anglo-russe à Alkmaar, en Hollande (octobre 1799), réduisent les efforts russes à néant. Mécontent de l’attitude de ses alliés qui n’ont pas suffisamment soutenu ses armées, le tsar se retire de la coalition. En 1800, après l’occupation définitive (et bientôt l’annexion) de Malte par les Anglais, il procède à un renversement des alliances et se rapproche de la France républicaine, jusqu’alors exécrée. Considérant la prise de pouvoir du Premier Consul Bonaparte comme un gage de stabilité en Europe, il adhère à la Ligue des Neutres (Prusse, Danemark, Suède). Napoléon renvoie les prisonniers russes dans leur patrie chargés de cadeaux. La politique étrangère incohérente de Paul Ier, ses lubies imprévisibles et ses vexations tyranniques sont à l’origine du complot qui entraîne son assassinat, le 23 mars 1801, avec l’appui secret de Londres et le consentement tacite de son fils Alexandre, vingt-quatre ans, qui lui succède sur le trône.
Formé à la lecture de Rousseau, de Locke et des encyclopédistes, le nouveau souverain est un jeune homme louvoyant et hésitant, habitué depuis son enfance à dissimuler, à cacher ses sentiments, balancé entre le rationalisme et le sentimentalisme. D’abord, peu soucieux de favoriser les vues hégémoniques de l’Angleterre sur les mers et le commerce, Alexandre Ier signe la paix avec Napoléon en octobre 1801. En juillet 1805, toutefois, le tsar rallie la Troisième Coalition, en réaction à la politique interventionniste de la France (Recès de la Diète d’Empire en Allemagne, réorganisation de la Suisse, détrônement des Bourbons de Naples et création du royaume d’Italie). Il ordonne une levée en masse et la dénonciation par l’Église orthodoxe de la France et sa Révolution impie ; en chaire, Napoléon est dénoncé comme renégat qui se serait vendu aux juifs et se ferait passer pour le Messie. Mais l’armée austro-russe est totalement mise en déroute à AUSTERLITZ, le 2 décembre suivant (cf. chap. 10.1). La Russie poursuit le combat lorsque la Prusse entre en guerre dans le cadre d’une Quatrième Coalition (octobre 1806). En Pologne, les Russes résistent à EYLAU (8 février 1807) mais cèdent à FRIEDLAND (14 juin), une autre défaite humiliante ; la Grande Armée campe sur les bords du Niémen – sans le franchir. Les Traités de Tilsit (7-9 juillet) et les entrevues d’Erfurt (27 sept.-14. oct. 1808) mettent fin aux hostilités franco-russes au prix du démembrement de la Prusse (cf. chap. 11) : maîtres de l’Occident, Napoléon et Alexandre posent les bases d’une alliance garantissant la paix en Europe centrale et dans les pays germanophones. En contrepartie de la rupture de la Russie avec l’Angleterre, Napoléon cède des terres polonaises et ferme les yeux sur l’annexion russe de la Finlande (arrachée à la Suède). Cependant, se soumettant de mauvaise grâce au Blocus continental contre Londres, Alexandre voit avec inquiétude la création du duché de Varsovie sur l’ex-territoire prussien, une aube nouvelle pour la Pologne martyrisée. Napoléon reste évasif quant au dépècement de l’Empire ottoman dont rêve Alexandre, ce dernier souhaitant repousser les « Turcs en Asie pour que ces barbares ne soient plus en Europe ». À Erfurt, les deux empereurs confirment le partage franco-russe du continent. Talleyrand trahit Napoléon auquel il reproche de vouloir écarter, voire anéantir l’Autriche qui, selon lui, serait potentiellement un allié et un facteur d’équilibre plus fiable en Europe que la lointaine Russie et ses visées d’expansion jusqu’en Inde. Pour épargner l’Autriche, Talleyrand explique au tsar lors de plusieurs entrevues secrètes que « la cause de Napoléon n’est plus celle de la France » et le supplie de sauver l’Europe en tenant tête au Corse. Le manque de tact de ce dernier (un éclat de colère) à Erfurt refroidit Alexandre.
Afin d’avoir les mains libres en Espagne, Napoléon voudrait que le tsar neutralise l’Autriche, mais à la bataille de Wagram (1809), la Russie reste une alliée passive. Pour Alexandre, oscillant entre mysticisme et frivolité, Napoléon est un adversaire détestable et admirable à la fois. En 1808, Napoléon demande vainement en mariage la sœur du tsar, Catherine, et en décembre 1809, celle de sa sœur cadette, Anna Pavlovna. Le clan Romanov s’y oppose, mais, ne pouvant refuser ouvertement pareille proposition, il cherche à gagner du temps. Alexandre se dérobe, l’empereur des Français ne s’étant pas clairement engagé à ne jamais ressusciter ce royaume de Pologne que la Russie ressent comme un danger. Lorsque Napoléon, las d’attendre, épouse l’archiduchesse d’Autriche, le tsar est vexé.
Les relations se détériorent, le Blocus – priorité absolue de Napoléon – provoquant la ruine de beaucoup de commerçants. Avant sa mise en œuvre, le pays exportait en Angleterre la plus grande partie de ses matières premières et à elle seule l’Angleterre absorbait plus de la moitié du commerce extérieur russe ; de surcroît, la plupart des exportations russes étaient acheminées en Europe occidentale par des navires britanniques. La nouvelle situation entraîne une crise économique grave, la dévaluation du rouble et une hostilité croissante de l’opinion envers le diktat français. De son côté, Napoléon sait que depuis fin 1810, la Russie tolère dans la Baltique des navires anglais battant pavillon neutre, qu’elle a proposé secrètement à l’Autriche une alliance offensive et défensive contre lui, que par un nouveau décret elle taxe lourdement les produits français à sa frontière et qu’elle a préparé en 1811 une guerre éclair contre le duché de Varsovie, demeurée sans suite en raison des rapides contre-préparatifs français. Depuis l’annexion de l’Oldenbourg, la France contrôle la Baltique, artère d’un commerce russe mal en point. L’armée d’Alexandre se masse aux frontières, l’affrontement est inéluctable. Le 2 février 1812, Napoléon donne l’ordre d’acheminer plusieurs corps d’armée par l’Elbe et l’Oder vers le Niémen. Le 8 avril, Alexandre adresse un ultimatum à Napoléon, le sommant d’évacuer la Prusse et toutes les terres au-delà de l’Elbe. Napoléon a préparé sa campagne (appelée candidement « guerre de Pologne »), il ne peut plus faire marche arrière : il veut en finir au plus vite avec la résistance russe et ainsi marginaliser l’Angleterre une fois pour toutes. À ses yeux comme à ceux de beaucoup de ses contemporains, l’Empire russe avec ses 20 millions de serfs et ses 85 % d’illettrés reste un pays à peine civilisé, à contenir à la périphérie du continent européen. Il s’agit nullement d’une guerre de conquête, mais d’une entreprise limitée, une démonstration de force qui doit contraindre Alexandre à la paix et à une alliance durable. Sourd aux avertissements de son entourage, Napoléon prend personnellement la tête de la Grande Armée qui réunit plus d’un demi-million d’hommes de vingt-cinq nationalités, se lançant dans une entreprise folle, une effroyable tragédie qui va sceller le déclin de son empire. Il s’y lance sans enthousiasme, sachant que de précieuses troupes sont embourbées en Espagne, mais il compte sur une guerre rapide, une victoire fulgurante qui permettra enfin à la France d’avoir les mains libres en Europe. « L’Espagne tombera, dit-il à Fouché, dès que j’aurai anéanti l’influence anglaise à Saint-Pétersbourg. » Le Niémen franchi, en juin 1812, il ne trouve pas d’adversaires pour lui faire face et se voit forcé de s’enfoncer dans l’intérieur du pays. À 150 km de la capitale, il affronte enfin l’armée de Koutouzov qu’il contraint à la retraite. Moscou est occupé, puis incendié. Le tsar ne se rend pas. À la mi-octobre, las d’attendre et incapable de comprendre le mode de fonctionnement de son adversaire, Napoléon ordonne la retraite. Mais il a négligé les obstacles climatiques comme les distances. L’immensité insoupçonnée du territoire, l’hiver précoce, la boue, le gel, le manque de ravitaillement, le harcèlement des cosaques, les actions de guérilla d’une population dont le nationalisme et la religiosité ont été exacerbés par la brutalité de l’invasion font le reste. La neige recouvre une majeure partie de cette Grande Armée réputée invincible, « impie » et multinationale. Napoléon n’a perdu aucune bataille, mais il a perdu toute la campagne. Par l’échelle territoriale des combats, par le nombre des troupes engagées – près d’un million d’hommes –, par l’ampleur des pertes au front, presque égales des deux côtés, et celles des pertes civiles dues aux exactions de la Grande Armée, la guerre de 1812 est « à bien des égards, sinon la première, du moins l’une des premières guerres de l’histoire européenne en voie de ‘totalisation’ » (Marie-Pierre Rey). (Pour les détails sur la campagne de Russie, cf. infra, pp. 528-529.)
Sorti victorieux de cette première « guerre patriotique » russe, Alexandre se voit en libérateur de l’Europe ; Koutouzov s’oppose à toute entreprise hors de Russie, mais il meurt en avril 1813. Le tsar participe à la Sixième Coalition, refusant, contrairement à ses alliés austro-prussiens, diverses propositions de paix venant de Paris. Son obstination finit par porter ses fruits et aboutit à la défaite décisive des Français à Leipzig (1813) ainsi qu’à l’abdication de Napoléon (1814). Puis il joue un rôle prépondérant au Congrès de Vienne (cf. chap. 15.2) en empêchant le démembrement de la France exigé par la Prusse et l’Autriche. Le tsar se montre clément à l’égard de l’Empereur déchu et de ses proches : il négocie des conditions avantageuses pour le futur prisonnier de l’île d’Elbe et obtient une pension pour l’impératrice Joséphine et ses enfants. Pendant les Cent-Jours, toutefois, il se croit investi d’une mission providentielle et, se disant éclairé par Dieu pour combattre « l’esprit du mal », il institue une fraternité internationale contre-révolutionnaire en Europe, la Sainte-Alliance (sept. 1815), qui combat les tenants du « libéralisme athée ». Dans son propre pays, Alexandre crée une monarchie théocratique, paternaliste et policière.