Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

13. NAPOLÉON PIÉGÉ EN ESPAGNE ET AU PORTUGAL

À L’ÉCRAN

Dans le cadre de la production espagnole, les films se déroulant durant la première décennie du XIX e siècle (plus de 40 titres entre le grand et le petit écran) appartiennent à un genre à part, encouragé par l’État, très prisé jusque dans les années 1960, mais quasi inconnu en dehors des frontières nationales. L’autarcie du pays et de son industrie cinématographique sous la dictature militaire de Primo de Rivera de 1923 à 1930, puis en particulier sous la chape du franquisme et de l’Église catholique après 1939 fait que cette production célébrant la « guerra de la independencia » et la résistance à l’envahisseur transpyrénéen est fortement imprégnée d’exaltation patriotique et de xénophobie – valeurs peu exportables s’il en est. De manière générale, le fascisme cherche à étouffer les conflits de classes en les remplaçant par des conflits de nations. Le mobile de cette guerre (née de l’indignation à voir le roi et la cour s’agenouiller devant Napoléon) est réinterprété par les conservateurs comme un mouvement populaire contre-révolutionnaire en défense de la religion catholique. Le soldat français représente l’impie arrogant, le blasphémateur et le violeur de religieuses que l’« Espagne profonde » rejette avec horreur. Dans cet esprit, la défaite de Napoléon est censée démontrer l’impossibilité d’implanter en terre hispanique les germes révolutionnaires. Les « afrancesados », citadins libéraux favorables aux idées des Lumières, sont rarissimes à l’écran ; après la victoire de Franco, ces « opportunistes dégénérés et vendus à l’occupant » sont assimilés à la vermine communiste, l’engeance cosmopolite qui a précipité le pays dans la guerre civile. Autre caractéristique imposée par le régime franquiste : tant que faire se peut, aucun film national ne doit mentionner la présence des armées anglaises sur le sol de la patrie entre 1808 et 1814 ; les Anglais sont des alliés peu fiables, distants et méprisants ; Wellington est éradiqué, l’aide considérable de Londres en hommes (quelque 60 000 soldats), en armes et en munition sans laquelle les Espagnols n’auraient pu durablement tenir tête à Napoléon est totalement passée sous silence. Les généraux étrangers vainqueurs à Bailén (première victoire espagnole), à savoir le Suisse Théodore de Reding von Biberegg, le marquis wallon de Coupigny, l’Irlandais Felix Jones sont oubliés ; de même le rôle des troupes portugaises qui vont, entre autres, libérer Madrid aux côtés des Anglais en août 1812.
En 1905 déjà, avec Los héroes del sitio de Zaragoza, l’Aragonais Segundo de Chomón, le Méliès espagnol, reconstitue devant des toiles peintes quelques épisodes du terrible siège de Saragosse (1808) dans lesquels apparaît brièvement la mythique Augustine d’Aragon, cette femme-lion qui, seule survivante sur les remparts de la ville, éclaircit les rangs ennemis avec la mitraille de son canon. Mais le jeune cinéma muet espagnol (sous l’hégémonie de Barcelone) n’a, à de rares exceptions près, pas encore les moyens ni l’infrastructure pour traiter des sujets de cet ordre. Il faut attendre 1927 et El Dos de Mayo de José Buchs pour voir à l’écran, filmée sur les lieux mêmes, et avec passablement de réalisme, l’insurrection madrilène qui va déclencher les hostilités ; Murat y est toutefois encore dépeint avec respect. Un élève de Goya sert de fil conducteur, et le cinéaste recrée pour la caméra le célèbre tableau des fusillés du 3 mai que le musée du Prado vient d’exposer pour la première fois au public. L’année suivante, Florián Rey consacre un long métrage à Agustina de Aragón, portrait peu orthodoxe d’une militante au cœur sensible, capable même, ô sacrilège, d’aider un couple d’amoureux franco-espagnol (écho de la politique philofrançaise de Primo de Rivera). En 1930, José Buchs renchérit avec El guerrillero, un premier biopic du redoutable partisan Juan Martín Díaz, dit « El Empecinado ». Ces trois bandes muettes situées respectivement à Madrid, à Saragosse et dans le maquis (avec variante « bandolero », le brigand magnifié) forment en quelque sorte la base prototypique de toute la production historisante à venir. Celle-ci ne reprend qu’une fois Franco solidement établi et l’industrie du cinéma à nouveau opérationnelle, verrouillée par la censure militaro-ecclésiastique. Le Departamento Nacional de Cinematografía, créé en 1938, veille au grain, et les services de presse et de propagande au Ministère de l’intérieur sont dirigés par le beau-frère du dictateur, R. Serrano Súñer, sympathisant de Hitler.
Benito Perojo situe son mélo esthétisant Goyescas (1942) au début de l’année 1808, au moment de la destitution du premier ministre Godoy à Aranjuez, un prétexte musical assez plaisant (animé par la fameuse cantatrice Imperio Argentina), aux décors extravagants, qui ressuscite l’univers du peintre en demeurant aussi apolitique que possible ; sur quoi Perojo s’exile prudemment pour quelques années en Argentine. El Abanderado (1943) d’Eusebio Fernández Ardavín est le premier film franquiste qui aborde la guerre d’Indépendance, et l’insurrection du 2 mai est mise en parallèle direct avec le soulèvement nationaliste de juillet 1936 contre l’« infâme gouvernement républicain » en vue de sauver l’indépendance de la patrie. Sur le plan de l’anecdote, la bande relate le dilemme d’un jeune porte-drapeau madrilène dont la fiancée se croit (à tort) la fille d’un général napoléonien ; elle n’a heureusement été qu’adoptée par le militaire ennemi, apprend-on à la fin, son sang est à 100 % pur, espagnol, l’honneur est sauf. Cette obsession fasciste du sang, on la retrouve dans El Verdugo (1948) d’Enrique Gómez Bascuas, où la fille d’un marquis galicien défie un fort séduisant mais monstrueux commandant français (le « bourreau » du titre) qui a fait décapiter son clan et exterminer la population avoisinante. À sa proposition de mariage, elle répond : « Je préfère mourir comme une Espagnole que de contracter un mariage qui ferait de moi une étrangère. » Les Espagnols, sous-entend le film, ne peuvent compter que sur eux-mêmes : en 1946 à Potsdam, après l’effondrement des puissances de l’Axe, les Alliés ont condamné le régime de Franco pour ses sympathies fascistes. Isolé, mis au ban de toutes les organisations internationales (« la noche negra »), le pays doit importer d’Argentine le blé, la viande et les matières premières pour subsister. Toujours en 1948 sort Tambor del Bruch d’Ignacio Ferres Iquino, qui reprend la légende catalane du petit Isidro dont le tambour aurait mis en fuite les troupes napoléoniennes avec l’aide de l’écho de la montagne de Montserrat, donnant par son roulement l’impression de mille tambours. L’exaltation nationale (appuyée par la présence d’un bambin, autre cliché émotionnel du cinéma populaire ibérique) acquiert ici des accents régionalistes qui vont s’accentuer dans les remakes de 1980 (La leyenda del tambor de Jorge Grau) et 2010 (Bruc. La llegenda de Daniel Benmayor). Dans Las Aventuras de Juan Lucas (1949), Rafael Gil reprend le motif du bandolero patriote, avec un fort bémol qui semble avoir échappé aux cerbères du régime, distraits par les échauffourées et les cavalcades : après la défaite des Français à Bailén, ses brigands redeviennent hors-la-loi, occupation autrement plus lucrative, ou se laissent tenter par la solde promise sous les aigles impériales (remake télévisuel en 1966).
Le mastodonte de cette production au service du national-catholicisme est sans conteste Agustina de Aragón (1950) de Juan de Orduña, fabriqué par la CIFESA, société valencienne qui s’est spécialisée dans la confection de fresques pompeuses et kitschissimes illustrant le passé glorieux du pays. Si Hitler s’est rêvé en Frédéric le Grand, Mussolini en Scipion l’Africain et Staline en Pierre le Grand, puis en Koutouzov, Franco se projette dans le général Palafox, le défenseur de Saragosse (également appelé « Caudillo »). Les moyens mis à disposition sont impressionnants, les reconstitutions méticuleuses, le spectacle est dynamique et plastiquement plutôt réussi. Symbole du peuple éprouvé, Agustina, plus farouche que celle de 1928, échappe au viol par les soudards de la Grande Armée, perd son fiancé, démasque un renégat qui lit du Voltaire (!) et affronte seule la cavalerie française. Tyran d’une nation qui « ne sait pas guerroyer sans assassiner », Napoléon (Guillermo Marín, pilier du théâtre madrilène) traite avec morgue les Hispaniques de « peuple dévoré par les poux et l’orgueil », tandis que sa soldatesque souille la basilique de Notre-Dame del Pilar, le « sanctuaire de notre race ». Ainsi, la dictature franquiste se profile comme l’aboutissement de la libération du sol national à travers l’unité politique et religieuse du pays. Difficile d’en faire plus, même si Madrid va continuer à produire, bon an mal an, son lot d’espagnolades antinapoléoniennes. Mais le front se lézarde subrepticement : Sangre en Castilla de Benito Perojo et Luna de Sangre de Francisco Beleta (également en 1950) bifurquent dans le mélo rural sanguinolent, et Lola la piconera (1952) de Luis Lucía, situé lors du siège de Cadix en 1810 et immensément populaire, donne dans le folklore tragique andalou : Lola, la jolie charbonnière aux yeux de braise et à la voix de velours, hésite entre son ami d’antan, un galant officier français hispanophone, un amoureux du cru et sa mission d’espionnage pour les députés libéraux de la ville. Claquettes, flamenco, guitares, tambourins, navajas, tauromachie et roucoulades masquent dorénavant le message : selon la nouvelle politique, il importe d’endoctriner par la diversion et le divertissement folklorique de pacotille ; la xénophobie s’atténue, car l’Espagne des années cinquante s’ouvre au tourisme et à ses devises. Simultanément, la guerre froide modifie l’image négative que Washington a de Franco. Le Concordat d’août 1953 avec le Vatican légitime le régime, nation catholique autoritaire mais désormais « fréquentable », tandis qu’en septembre, les États-Unis signent avec Madrid un traité d’assistance économique et militaire ; les ambassades étrangères ouvrent à nouveau leurs portes. À l’écran, les héroïnes de music-hall sont les nouvelles patriotes, martyrisées et fusillées pour la bonne cause : gitanes ou filles à la vertu aléatoire (donc « entachées » aux yeux de l’Église et du machisme au pouvoir), elles meurent pour l’Espagne en chantant ... Venta de Vargas (1959) de E. C. Salaberry, Carmen la de Ronda / Carmen de Grenade (1959) de Tulio Demicheli – une variante de Mérimée – ou Los guerrilleros (1963) de Pedro Luis Ramírez sont les exemples type de cette confection d’un goût douteux mais pas toujours dépourvue d’humour.
Il y a des exceptions. Tandis que la télévision naissante accapare les maquisards contre Napoléon dans plusieurs feuilletons d’aventures plus proches de Zorro que de Goya (Diego de Acevedo en 1966, Curro Jiménez en 1976, La máscara negra en 1982), certains cinéastes se risquent timidement à prendre leurs distances ou à remettre en question la doxa manichéenne de rigueur. En 1955, le comédien-réalisateur Fernando FernánGómez récolte un bide mémorable avec son « film maudit » El mensaje (Le Message), où un guérillero sceptique trahit ses camarades, car ce ne sont pas eux, mais les Français qui ont permis à sa famille de ne pas mourir de faim ; l’héroïsme obligatoire fait place à un discret pacifisme. En 1972, alors que le régime franquiste se décompose, le vétéran Rafael Gil adapte un texte d’Azorín, ancien anarchiste et surréaliste, dans lequel ce dernier prône l’amour au-delà des frontières : La guerrilla, coproduction hispano-française, présente un colonel d’Empire dont le frère a été sauvagement assassiné par des partisans, en réponse à d’autres représailles non moins sauvages ; il s’empare d’un village de la sierra madrilène pour y faire justice à son tour. Un chef guérillero chevaleresque et la fille repentante d’un aubergiste égorgeur font basculer ses plans. La censure madrilène déplore l’absence de réflexes patriotiques (certains villageois sont couards et inutilement cruels) mais ne sévit pas, ou plus : les temps ont changé, Franco disparaît trois ans plus tard. En 1983, alors que l’Espagne socialiste entame des négociations pour entrer dans l’Union européenne, Mario Camus, jeune Turc de la nouvelle vague madrilène, s’allie avec les écrivains Jorge Semprún et Georges Neveux afin de réaliser la meilleure et la plus intelligente représentation filmique de la guerre d’Indépendance à ce jour, une télésérie en six chapitres coproduite avec la France, la RFA et le Luxembourg, Los desastres de la guerra / La Guérilla ou les Désastres de la guerre. Factuelle, claire et lucide, elle révèle les erreurs et excès commis de part et d’autre (sans ménager Wellington) : les fausses appréciations et la rudesse de Napoléon (Pierre Santini), la bonne volonté de son frère Joseph, le duel psychologique entre le colonel Hugo – père de Victor – et le redoutable maquisard Juan Martín, les occasions manquées des députés libéraux à Cadix, la fourberie de Ferdinand VII, etc. En 2008, enfin, Sangre de mayo de José Luis Garci restitue les événements tragiques de mai 1808 à Madrid dans le cadre des commémorations du bicentenaire de l’insurrection ; sa caméra se détourne de la férocité des affrontements pour dénoncer en priorité la confusion de la situation politico-dynastique dans un pays au bord de la guerre civile, et montrer que seul le petit peuple, abandonné par ses gouvernants et par l’armée, paya la facture du sang.
À l’époque du muet, le cinéma non espagnol est représenté par une poignée de courts métrages français ou italiens à caractère strictement anecdotique, comme Moines et guerriers (Épisode du siège de Saragosse en 1808) des officines Pathé en 1909, La presa di Saragozza de Luigi Maggi en 1910 ou Burgos de Giuseppe De Liguoro en 1911. La UFA berlinoise sort Der Stier von Olivera (1921), produit fabriqué sur mesure pour Emil Jannings en « taureau d’Olivera », un général français borgne et défiguré, chargé de réprimer une révolte en Galicie et qui perd passagèrement la tête pour une señorita peu commode. Le Marquis de Bolivar, best-seller tchèque de Leo Perutz mettant en scène un vieux colonel d’Empire, amoureux d’un sosie de son épouse décédée et menacé par le soulèvement dans les Asturies, est porté deux fois à l’écran, en Autriche en 1922 (Der Marquis von Bolibar de Friedrich Porges) et en Angleterre en 1928 (Bolibar de Walter Summers). Du gros mélo bien tragique, qui révèle une caractéristique propre à tous les films étrangers sur la matière : des récits et personnages fictifs, une datation et une localisation fantaisistes ; par ignorance ou par désintérêt, l’Espagne – même mise à feu et à sang – reste un pays d’opérette.
L’apport (ô combien sonore) de Hollywood n’est pas plus sérieux, mais riche de ces « production values » tant appréciées outre-Atlantique. En 1937, Robert Z. Leonard déplace une comédie musicale de Rudolf Friml du New York du début du XX e siècle dans le Madrid (californien) des années 1808 à 1813 pour faire chanter le rossignol de la MGM, Jeanette MacDonald, au son des castagnettes. Cela donne The Firefly (L’Espionne de Castille), de l’imagerie plaisante où une vedette de cabaret subtilise des documents militaires qui vont permettre à Wellington de remporter la victoire décisive de Vitoria. Mais la production de loin la plus spectaculaire du lot, The Pride and the Passion (Orgueil et passion), est mise sur pied en 1957 par Stanley Kramer qui, le premier depuis la guerre civile, obtient l’autorisation de tourner un sujet « national » en Espagne, avec la collaboration d’unités de l’armée franquiste (à condition, bien sûr, que son scénario taise la présence de troupes britanniques dans le pays). Il y est question d’un gigantesque canon qu’une centaine de maquisards tirent à travers la moitié de la péninsule Ibérique, évidemment à l’insu de ces stupides Français, pour bombarder les impressionnantes murailles d’Avila et en anéantir la garnison lors d’un assaut suicidaire (et inventé). Hélas, ces efforts visuellement imposants sont torpillés par les trois stars du film : Cary Grant en capitaine de la Royal Navy, Frank Sinatra en guérillero analphabète et Sophia Loren pour le repos du guerrier, un trio d’une invraisemblance qui frise le ridicule. Deux ans plus tard, avec The Miracle (Quand la terre brûle), filmé en Californie, Irving Rapper transfère une légende médiévale au cœur des guerres napoléoniennes ; une novice (Carroll Baker) s’enfuit d’un couvent pour suivre un fringant hussard (Roger Moore), neveu de Wellington, tandis que la Vierge la remplace pendant ses années d’absence. Une œuvre étrange qui divise la critique. Quant au cinéma français, sa contribution s’avère plutôt désinvolte, car le chapitre espagnol est sans gloire. Le Fils de Caroline chérie (1955) de Jean Devaivre, d’après Cécil Saint-Laurent, alterne coups d’épées et marivaudages en Technicolor au cours desquels Jean-Claude Pascal, ballotté entre les deux fronts, sauve sa peau grâce à l’entremise du beau sexe (notamment la débutante Brigitte Bardot). La Guérilléra (1981), dernier film de Pierre Kast, n’est, lui aussi, guère plus qu’un divertissement axé sur les rapports des couples et les manœuvres de la passion.
Faute de moyens, le cinéma portugais a largement négligé ces pages mouvementées de son histoire. Toutefois, dans l’épisode intitulé O Bloqueio (Lisbõa) / Le Blocus (Lisbonne), réalisé par José Fonseca e Costa, la télésérie européenne Napoléon et l’Europe (1990) décrit le débarquement de Wellington et la victoire anglo-portugaise de Vimeiro en novembre 1808 contre le corps d’armée de Junot. Les Brésiliens évoquent par deux fois, sur un mode tantôt sarcastique, tantôt comique, la panique de la famille royale portugaise à l’arrivée des Français, sa fuite précipitée et le séjour de la maison de Bragance dans ses colonies latino-américaines, à Rio de Janeiro : Carlota Joaquina – Princesa do Brazil de Carla Camurati (1994) et le très populaire feuilleton O Quinto dos Infernos (2002) de Rete Globo. Lisbonne se rattrape en 2012 avec l’intéressant Linhas de Wellington / Les Lignes de Wellington, un projet ambitieux mis sur pied par Raúl Ruiz peu avant sa mort, et repris par son épouse et collaboratrice Valeria Sarmiento. On y conte le périple aventureux d’un lieutenant espagnol parcourant le pays dévasté par la guerre, les épidémies, la faim et l’hiver rigoureux pour se réfugier derrière les fameuses Lignes de Torres Vedras établies en secret par Wellington (John Malkovich). Un film choral teinté de désespoir. Quant aux exploits militaires anglais en terre ibérico-lusitanienne, ils sont amplement représentés dans huit téléfilms de la série Sharpe (1993-1995), tirée des romans à succès de Bernard Cornwell. Pendant cinq ans, Richard Sharpe (Sean Bean), officier de Wellington au tempérament bien trempé, et ses fusiliers d’élite du South Essex Regiment stationnés au Portugal donnent du fil à retordre aux soldats de Soult, de Masséna et de Joseph Bonaparte. Amusant retour de balançoire, à l’exception d’une audacieuse compañera, amie intime de Sharpe, les Espagnols y sont peu flattés : plus brigands que patriotes, djihadistes crasseux en rouflaquettes, d’une honnêteté toute relative : bref, on pourrait croire « que les Anglais ont gagné la guerre d’Espagne en dépit des Espagnols » (J. Maroto de las Heras) ! D’ailleurs, l’armée régulière espagnole ou portugaise n’apparaît jamais (détails, cf. chap. 9.6). Reste que les images les plus terrifiantes de ce conflit qui entraîna, à moyen terme, la chute de Napoléon sont les quarante-deux minutes – filmées en Bulgarie – que le cinéaste Andrzej Wajda consacre au sac cauchemardesque de Saragosse et à la folle charge des lanciers polonais au défilé de Somosierra dans Popioly (Cendres) en 1965. Entre lyrisme baroque et sauvagerie, on n’a jamais fait mieux.
On ne peut séparer la vie du peintre Francisco Goya des événements dont il a fixé les horreurs sur toile. En Espagne même, sa biographie filmique a longtemps soulevé des réserves, car son pinceau n’a ménagé ni les rois ni l’Église ; l’artiste, remuant et peu conventionnel selon les codes moraux en vigueur, a portraituré sans distinction amis et ennemis et fini ses jours en exil en France. Pas étonnant que Luis Buñuel ait vainement tenté de lui consacrer un film (en 1926 et en 1937). Un timide essai muet, Goya que vuelve (1929) de Modesto Alonso, ne trouve pas de salle à Madrid pour l’exploiter. C’est le Mexicain Jaime Salvador qui, sous l’angle larmoyant, réalise El último amor de Goya en 1946. En 1958, Henry Koster est contraint de filmer The Naked Maja (La Maja nue) à Rome, le gouvernement franquiste en ayant interdit le tournage sur territoire espagnol en raison de la vie scandaleuse de sa vedette, Ava Gardner, qui interprète la duchesse d’Albe. Une coûteuse niaiserie italo-américaine (historiquement tout y est faux) en Technirama et Technicolor, mais illuminée par la divine Ava. En 1971, la censure madrilène mutile Goya – Historia de una soledad de Nino Quevedo, d’une rigueur toute documentaire, avec Francisco Rabal (Goya) et Irina Demick (la duchesse), remarquables les deux. L’année suivante, Konrad Wolf signe Goya oder Der arge Weg der Erkenntnis en Allemagne de l’Est (en partenariat avec l’URSS, la Bulgarie et la Yougoslavie), d’après la biographie romancée de Lion Feuchtwanger qui s’attache à comprendre la genèse de l’œuvre à travers l’impitoyable bilan social de l’époque. C’est, cette fois, la censure d’Ulbricht qui incrimine la description des rapports difficiles entre l’artiste, la société et l’État (totalitaire) ; Wolf accomplit des acrobaties pour présenter son film comme une dénonciation de la « chasse aux sorcières » maccarthyste, cette « continuatrice moderne de l’Inquisition ». (Une Inquisition dont le cinéma a d’ailleurs largement exagéré la puissance et la nuisance au début du XIX e siècle.) En 1985, enfin, la télévision espagnole s’attaque à une vie du peintre en six heures, Goya. 1746-1828 (La Vie de Goya) de José Ramón Larraz, du travail soigné, ouvert et instructif qui est diffusé dans plusieurs pays d’Europe. En rupture radicale avec le didactisme du biopic, Carlos Saura aborde l’exil du peintre à travers les yeux mêmes de l’artiste hanté par son passé dans Goya en Burdeos (Goya à Bordeaux) en 1999, une œuvre inégale mais d’une grande beauté plastique dans laquelle Francisco Rabal reprend avec bonheur le rôle-titre. Volavérunt du Catalan José Juan Bigas Lunas, sorti la même année, enquête sur la mort mystérieuse de la duchesse d’Albe, victime des intrigues de la cour. Quant à Los fantasmas de Goya / Goya’s Ghosts (Les Fantômes de Goya) de Milos Forman (2006), une somptueuse production hispano-américaine écrite par le cinéaste tchèque et son fidèle compère Jean-Claude Carrière, il s’attire autant les foudres des spectateurs espagnols que – fort injustement – celles de la critique pour s’être attaqué au manichéisme politique sous toutes ses formes ; ce n’est pas tant Goya (Stellan Skarsgård), opportuniste de génie, qui intéresse les auteurs que Lorenzo Casamares (Javier Bardem), antihéros romanesque, l’inquisiteur machiavélique qui se transforme en fanatique jacobin, puis en haut fonctionnaire de l’Empire : un intellectuel qui veut changer le monde mais se laisse instrumentaliser dans son idéalisme. Le Printemps de Prague est passé par là, certes, mais à sa manière iconoclaste, ce film commente conflits et enjeux de toute l’ère napoléonienne.