Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

9. NAPOLÉON FACE À L’IRRÉDUCTIBLE ANGLETERRE

À L’ÉCRAN

L’Angleterre sort grande gagnante des guerres contre la France révolutionnaire et napoléonienne. Elle n’a subi aucune invasion – juste une menace d’invasion dont la sérieux est aujourd’hui remis en question par divers historiens (français), comme elle le fut déjà par Fouché dans ses Mémoires ; en mai 1803, Bonaparte reprit un vieux projet d’invasion des îles britanniques qui remontait à Louis XIV (1692) et fut réactualisé sous Louis XV (1759), puis sous Louis XVI (1779), abandonné chaque fois en raison des risques considérables qu’elle impliquait. Le camp de Boulogne-sur-Mer, ses armées, ses manœuvres, ses imposantes constructions navales ne servirent-ils qu’à intimider Londres et la contraindre à la négociation ? Toujours est-il qu’au printemps 1805, Napoléon changeait de stratégie et se tournait vers le centre de l’Europe, plusieurs mois avant Trafalgar. C’est par la conquête du continent qu’il espérait asphyxier la « perfide Albion ». Rétrospectivement, le Royaume-Uni peut donc considérer ces années de bouleversements planétaires avec un calme tout insulaire. La période de guerre contre Hitler exceptée, on ne trouvera dans le cinéma britannique aucune trace de hargne revancharde ou de haine envers l’Empereur des Français, contrairement au cinéma allemand jusqu’en 1945 ou à l’espagnol jusqu’à la disparition de Franco. Au pire de l’ironie affectée (« Boney »), au mieux un certain respect pour l’adversaire coriace à Waterloo, bataille que les Anglais auraient perdue sans l’arrivée des Prussiens (cf. chap. 15.3) ; parfois même un zeste de gêne à l’égard de Hudson Lowe à Sainte-Hélène, ce geôlier qui « n’était pas un gentleman » (chap. 15.4). Dans The Iron Duke (1934) de Victor Saville, le duc de Wellington (George Arliss) déteste Louis XVIII – pourtant hôte de l’Angleterre jusqu’en 1814 – et tente vainement de sauver la vie du maréchal Ney, cet ennemi « brave d’entre les braves ». On compte deux longs métrages assez honnêtes sur la vie privée de Napoléon et Joséphine (A Royal Divorce en 1923 et en 1938). Plus surprenant encore, en 1974, Thames Television ne consacre pas moins de neuf heures d’antenne à une télésérie fictionnelle très suivie et nullement caricaturale, Napoleon and Love, initiative d’une ambition dont ne peuvent se targuer ni l’ORTF ni aucune autre chaîne européenne (cf. chap. 2). Depuis Walter Scott et l’école romantique, la légende de l’Aigle n’a jamais cessé d’intriguer et de fasciner outre-Manche, comme en témoignent les si populaires Exploits du brigadier Gérard d’Arthur Conan Doyle, le papa de Sherlock Holmes, à partir de 1894 (cf. chap. 6.2) – une satire de la vision stéréotypique de ses compatriotes. L’Entente Cordiale scellée en 1904 applanit les différends politiques. Peut-être faut-il lire dans cette relative compréhension (ou du moins objectivité) pour celui que la propagande d’autrefois traitait d’« ogre sanguinaire » un changement d’attitude envers l’alliée de deux conflits mondiaux et de la décolonisation (crise de Suez), l’ouverture à une République amie toujours marquée par les vestiges napoléoniens. Cinéma et télévision se font ainsi l’écho d’une certaine évolution de l’historiographie anglaise à propos de Napoléon, initiée par la biographie de Lord Roseberry (1900), par le chapitre « Napoléon » de la Cambridge Modern History (1906), par les ouvrages de J. M. Thompson (1951) ou Felix Markham (1963) qui tous refusent de parler de tyran ou de despote et cherchent à replacer le personnage – « le plus grand homme d’action depuis Jules César », selon Winston Churchill – dans son temps et, plus récemment, au cœur de la gestation de l’Europe moderne. Le point culminant de cette réhabilitation semble atteint avec Napoleon the Great d’Andrew Roberts (2014) et la série documentaire en trois parties qu’en tire la BBC en 2015. Cette évolution s’accompagne d’un questionnement plus général sur le rôle et la valeur des acquis de l’Empire colonial britannique (qui, par son exotisme indien ou africain, a pendant des décennies attiré les caméras en toute priorité).
Les films de l’époque napoléonienne en Angleterre recouvrent trois domaines : la politique, les menaces d’invasion et la guerre en mer. Le premier développe les luttes au Parlement et à Downing Street (conservateurs versus libéraux acquis aux idéaux républicains) et, accessoirement, les intrigues dynastiques à la cour de Georges III – ce dernier étant absent, mentalement comme physiquement. Lloyds of London (Le Pacte) de Henry King, en 1936, suit la carrière ascendante de deux amis d’enfance, l’un, Blake (Tyrone Power), étant coursier de la compagnie d’assurances Lloyds à Londres et l’autre le futur amiral Nelson. Blake met au point un télégraphe par sémaphore qui transmet les nouvelles alarmantes du continent depuis Calais ; la flotte marchande anglaise subissant de lourdes pertes dans le conflit avec Paris, les primes d’assurance grimpent et l’économie nationale vacille, Lloyds frôle la ruine. Blake supplie néanmoins le Parlement de ne surtout pas dégarnir la Royal Navy pour protéger le commerce et de garder ses vaisseaux prêts à défendre le pays. Trafalgar lui donne raison. Un produit soigné, représentatif de l’anglophilie galopante de Hollywood dans les années trente, quoique sans message évident. Alors que l’Amérique de Roosevelt et son industrie cinématographique restent cantonnées dans une neutralité de surface jusqu’en hiver 1941, le cinéma britannique se place au service du Home Office dès la déclaration de guerre. Le film historique le plus représentatif du climat et des enjeux du moment est sans conteste The Young Mr. Pitt (1941/42) de Carol Reed, un biopic du Premier ministre le plus hostile à la France révolutionnaire. Il s’agit en réalité d’une virulente œuvre de propagande antiallemande dans laquelle, pour les besoins de la démonstration, l’honorable William Pitt le Jeune (Robert Donat) est identifié à Winston Churchill, Napoléon (Herbert Lom) à Hitler, Charles Fox à Chamberlain et Talleyrand à Ribbentrop. Tandis que le paysan anglais aiguise sa faux, la plèbe française aiguise ses couteaux ... et sa guillotine. Nullement dupe, Pitt met ses concitoyens en garde contre ces séducteurs inhumains qui s’emparent du pouvoir et se servent de la liberté des masses comme prétexte pour asseoir les licences d’une minorité. Ayant transformé le pays en forteresse en vue d’une invasion imminente, il charge Nelson de couler la flotte française. L’Histoire, ici, n’est qu’une couverture. Le film, au demeurant sobre et efficace (Reed signera après-guerre le célèbre Troisième Homme) malgré sa surabondance de tirades et le statisme qu’elle engendre, gomme toute concession au romanesque – Pitt sacrifie son amour, sa fortune et sa santé pour « sauver l’Angleterre », c’est-à-dire la civilisation – au risque de s’aliéner le public du samedi soir.
Il faut placer dans ce contexte deux films évoquant le financement des coalitions antifrançaises à travers le continent grâce à l’appui massif de la banque Rothschild à Londres. La production américaine The House of Rothschild (La Maison des Rothschild) d’Alfred L. Werker est mise en chantier en 1934, une année après l’avènement de Hitler en Allemagne. Le comédien britannique George Arliss y campe Nathan Rothschild, un ami personnel de Wellington qui incite ses frères établis à Vienne, Naples et Francfort à anéantir « le dictateur de l’Europe » et utilise la reconnaissance des libertés des juifs par les puissances coalisées comme monnaie d’échange. Le scénario dénonce l’antisémitisme qui sévit en Occident, mais ne souffle mot sur l’égalité civique et politique que Napoléon accorda aux juifs dans tous les territoires sous son autorité, au grand dam du tsar orthodoxe et du Vatican. Paris et Berlin interdisent le film (nominé à l’Oscar). En 1940, la Ufa hitlérienne réplique avec Die Rothschilds (Les Rothschild) d’Erich Waschneck, où Nathan, ayant englouti frauduleusement la fortune du Prince Électeur de Hesse, complote la perte de Napoléon et spécule à la veille de Waterloo pour se remplir les poches en faisant chuter la bourse de Londres (« une filiale de Jérusalem »). Une odieuse bande antisémite et antibritannique censée préparer la population du Reich à la déportation massive des israélites.
À en croire le cinéma, la vie de cour à Carlton House, Brighton, Buckingham ou Windsor Castle semble à l’abri des tempêtes continentales : on s’y adonne exclusivement aux débauches et autres futilités ruineuses que cultive le Prince Régent, surnommé « le Prince des Plaisirs », de colère d’être tenu à l’écart de la vie politique. À l’instar de la scène (la pièce de Clyde Fitch), les studios hollywoodiens sont séduits trois fois par les maniérismes insolents de son ami George Bryan Brummell, le père du dandysme qui, entre 1796 et 1811, régna en souverain sur la mode ; à en croire Lord Byron, c’était le plus grand homme d’Europe – et l’intéressé partageait son avis ! Beau Brummell est porté à l’écran en 1912 par James Young, en 1924 par Harry Beaumont (avec John Barrymore, séducteur par excellence) et en particulier en 1954 sous la direction de Curtis Bernhardt, un rôle taillé sur mesure pour l’élégant Stewart Granger, flanqué d’Elizabeth Taylor et de Peter Ustinov en Régent ; de la broderie technicolorisée, mais de qualité. En Grande-Bretagne, seule la télévision se penche sur sa destinée risible et tragique (notamment en 1954 avec Peter Cushing). Quant au prince de Galles lui-même, il a droit à deux mélos bien oubliés sur les complications de sa vie privée (mariage secret avec la catholique Maria Fitzherbert, annulé par le Parlement, noces forcées avec sa cousine Caroline de Brunswick), Königin Caroline von England (1923) de Rolf Raffé et Mrs. Fitzherbert (1947) de Montgomery Tully, ainsi qu’à une édifiante télésérie en huit épisodes de la BBC, Prince Regent (1979) avec Peter Egan. Of course, dans toutes ces productions illustrant l’extravagance et les flonflons décadents de la « Regency », la menace française est bien lointaine.
Une deuxième tranche de films a trait aux préparatifs d’invasion depuis Boulogne, aux réactions bigarrées de la population, à la contrebande et aux efforts des services d’espionnage pour saboter ces manœuvres tout en organisant la résistance le long des côtes. Des épisodes de This England (1941) et Forever and a Day (1943), œuvres de circonstance, s’y réfèrent brièvement, ainsi que, plus tard, les téléséries pour adolescents Triton (1961, 1968) et Pegasus (1969) qui confrontent l’ingénieur américain Robert Fulton (inventeur du sous-marin), payé par Napoléon, à l’amiral Nelson et à Sir William Congreve, le père des fusées explosives qui portent son nom. En tout, une dizaine de titres, rien de mémorable. Le produit le plus amusant du lot, Sea Devils (La Belle Espionne) de Raoul Walsh, est tourné en 1953 sur l’île de Jersey et dans le Finistère ; de l’ouvrage mineur mais au rythme soutenu qui réunit Rock Hudson en contrebandier, la flamboyante Yvonne De Carlo en espionne anglaise traquée par Fouché et le futur cinéaste Gérard Oury (La Grande Vadrouille) en ... Napoléon. Le casting vaut le coup d’œil.
Le troisième groupe concerne la mer, le principal lieu de conflit armé avec la France. Toutefois, le danger ne provient pas seulement des sabords ennemis, mais aussi des idées subversives qui traversent la Manche. En 1797, la Royal Navy est paralysée par les mutineries de Spithead et de Nore, lorsque des équipages entiers s’insurgent contre l’arbitraire des officiers à bord et rêvent de « République flottante ». Un chapitre déshonorant pour l’image de la marine nationale, un traumatisme longuement passé sous silence à l’écran comme à la télévision. On en retrouve la trace dans H. M. S. Defiant (Les Mutinés du Téméraire) de Lewis Gilbert (1962), où un capitaine (Alec Guinness) se heurte à son premier-lieutenant (Dirk Bogarde) dont l’arrogance et le sadisme provoquent une mutinerie ; la menace de la flotte française sauve la situation in extremis. Dans l’émouvant Billy Budd (1962) que Peter Ustinov interprète et réalise d’après le roman posthume de Herman Melville, c’est un jeune marin enrôlé de force (Terence Stamp) qui est martyrisé par son supérieur (Robert Ryan). Il est condamné à mort et pendu, l’équipage se révolte, les soldats s’apprêtent à ouvrir le feu quand surgissent des vaisseaux français qui coulent le navire maudit. Avec Mutiny en 1975, la BBC aborde enfin le sujet concrètement dans un épisode dramatique de la série « Churchill’s People » : la caution du grand homme permet de parler franc.
L’amiral Horatio Nelson est la référence suprême, mais son cas est à double tranchant. Il est d’autre part le héros national par excellence, le navigateur hors pair qui a sacrifié un bras et un œil à la patrie le destructeur de l’escadre de Bonaparte en Égypte et, surtout, le vainqueur de la flotte franco-espagnole à Trafalgar (1805), une victoire navale éclatante, cruciale pour l’avenir du pays, mais qu’il paie de sa vie. Pendant tout le XIXe siècle, les beaux-arts, l’imagerie populaire, le théâtre célèbrent ces moments tragiques et exaltants qui ont entériné la puissance de l’Empire britannique sur les océans. D’autre part il y a Nelson, l’amoureux transi de la peu recommandable Lady Emma Hamilton (qui lui donna une fille) : les deux sont mariés, le scandale ne peut être étouffé, Lady Hamilton est interdite de cour alors que, femme d’ambassadeur et amie intime de la reine Marie-Caroline de Naples, elle a défendu avec brio la cause de son pays auprès des Bourbons en Italie. Au début, prude, le cinéma britannique célèbre comme il se doit son héros adulé à Trafalgar – The Death of Nelson en 1897 puis en 1905, Nelson’s Victory en 1907 – , tout en escamotant sa vie privée (Nelson : The Story of England’s Immortal Naval Hero de Maurice Elvey, 1918). The Romance of Lady Hamilton de Bert Haldane (1919) ouvre une légère brèche, mais la bande est à peine distribuée. En revanche, l’Allemand Richard Oswald récolte un premier succès international avec son Lady Hamilton tourné à Berlin et sur les sites historiques entre Venise, Naples et Hambourg (1921) ; il en confie les rôles aux deux plus grandes vedettes du moment, Liane Haid et l’envoûtant Conrad Veidt qui campe un Nelson aussi ombrageux qu’irrésistible. L’adultère est maquillé par la censure aux états-Unis. Irrité par cet éclairage « teuton » jugé trop romantique, l’Amirauté à Londres soutient massivement le Nelson de Walter Summers, biopic consensuel, scrupuleux et didactique qu’interprète le terne Cedric Hardwicke (1926). Pas de chance : ce sont cette fois les Américains qui attirent l’attention des foules avec l’opulent The Divine Lady (Lady Hamilton) de Frank Lloyd, cinéaste d’origine écossaise (1929) ; champion de la fresque maritime – il filmera Les Révoltés du Bounty en 1935 –, Lloyd réussit quelques batailles navales très crédibles et décroche l’Oscar. La star Corinne Griffith minaude, chante, joue de la harpe et fait pleurer Margot, mais, une fois de plus, la censure américaine contraint la production à des acrobaties scénaristiques : c’est un amour platonique qui lie l’amiral à sa Lady. On a eu chaud.
La version la plus connue et sans doute la plus aboutie est fabriquée par des Anglais à Hollywood, dans un contexte politique survolté : en 1941, Alexander Korda, le nabab de la London Films, suit les conseils de Winston Churchill et s’installe en Californie, loin des bombes allemandes, où il réunit devant sa caméra un couple mythique, marié à la ville : Laurence Olivier et Vivien Leigh, les tourtereaux anglais adorés du public américain. That Hamilton Woman ! (en Grande-Bretagne : Lady Hamilton) évite les ciseaux d’Anastasie en jouant cartes sur table et en « punissant » la femme de mauvaise vie dont on montre la déchéance après la mort du marin (récit-cadre mélo). Les images sont chatoyantes, la narration dense. Mais le propos du film est ailleurs : Korda atténue l’aspect passionnel de la liaison pour souligner l’engagement patriotique des amants, la libido entre au service de la Nation, Emma Hamilton sort même grandie de l’épreuve. À ses côtés, Nelson est l’homme providentiel qui tance toute neutralité face aux dictateurs sur le continent européen (entendez Hitler et Mussolini) et dont le discours enflammé incite subrepticement les États-Unis (encore neutres) à entrer en guerre aux côtés de la Grande-Bretagne. Incidemment, la menace d’invasion et le bruit des canons en mer sont un rappel du « Blitzkrieg » perpétré par l’aviation de Goering. Après ce coup de maître de Korda, et qui remplit les salles, comment faire mieux ? Passons discrètement sur Les Amours de Lady Hamilton de Christian-Jaque (1968) qui réduit l’héroïne à une variante d’Angélique et ses exploits à une banale chronique galante. Plus intéressant est le ratage de Bequest to the Nation (1973) du téléaste anglais James Cellan Jones, tiré d’un texte psychologiquement très subtil de Terence Rattigan. L’auteur dramatique s’interroge sur les vraies raisons du rejet d’Emma Hamilton par l’establishment (alors que les liaisons adultérines étaient courantes), sur l’emprise sexuelle que cette femme vulgaire et alcoolique exerçait sur Nelson (Peter Finch). Mais tout l’édifice capote lorsque le producteur hollywoodien Hal Wallis impose Glenda Jackson, garce malfaisante, en lieu et place de la putain au grand cœur qu’Elizabeth Taylor avait accepté de jouer. Quant à la victoire navale anglaise, c’est un Français qui en donne l’illustration la plus saisissante à ce jour : le docu-fiction Trafalgar de Fabrice Hourlier (tv 2007), conté du point de vue de l’amiral perdant Villeneuve, allie intelligence, rigueur scientifique et images de synthèse pour restituer la tactique de Nelson en une suite spectaculaire de tableaux imprégnés par la peinture maritime d’époque.
Rival fictif de Nelson et son beau-frère sur le papier, le capitaine Horatio Hornblower est le héros de onze romans de C. S. Forester, un succès de librairie considérable en pays anglo-saxon (Churchill et Hemingway sont de fervents lecteurs). C’est Gregory Peck qui, en 1951, incarne avec superbe cet indomptable adversaire de l’Empire dans Captain Horatio Hornblower R. N. (Capitaine sans peur). Vieux baroudeur borgne de Hollywood, Raoul Walsh livre un passionnant film d’aventures maritimes en Technicolor, tourné à Londres et sur la Côte d’Azur. Comparé au souffle épique de son récit, les huit épisodes télévisuels de Horatio Hornblower diffusés sur ITV (1998-2003) ne font que pâle figure, même si Ioan Gruffudd dans le rôle-titre attache des millions de téléspectateurs à leurs fauteuils. Dans ce même registre, la plus somptueuse saga des mers d’après-guerre reste Master and Commander (2003) de l’Australien Peter Weir, d’après les romans de Patrick O’Brian. Au printemps 1805, six mois avant Trafalgar, le capitaine Jack Aubrey (Russell Crowe) pourchasse un redoutable navire corsaire français jusqu’au Cap Horn et dans les Galápagos ; tout en reconstituant la monotonie du quotidien, les conditions de vie ardues à bord d’une frégate et le fracas des navires de guerre avec une minutie, un réalisme à ce jour inégalé, Weir parvient à entraîner le spectateur dans une épopée intimiste, le voyage quasiment initiatique d’un aventurier. Son film récolte dix nominations à l’Oscar et une pluie méritée de prix internationaux.
Sur terre, les armes britanniques ne sont intervenues que sporadiquement et surtout tardivement, un domaine où s’est distingué en premier lieu Wellington. Or, le cinéma anglais ne s’est jamais intéressé aux exploits du corps expéditionnaire au Portugal, en Espagne et au sud de la France entre 1808 et 1814, où Wellington, appuyé par des régiments et maquisards ibéro-lusitaniens, a pourtant remporté des victoires essentielles contre les maréchaux de Napoléon ; la complication des extérieurs méridionaux et de la figuration autochtone ont sans doute joué un rôle dans cet oubli, mais aussi des noms de batailles inconnues du grand public, le manque de charisme de l’hautain Wellington ainsi que l’absence de Napoléon lui-même (son bicorne influe sur le box-office) : seul à l’écran, privé de son envahissant adversaire, Wellington ne fait pas le poids. De leur côté, les films historiques espagnols produits sous Franco ont, par fierté, ignoré l’aide de Londres et seul le Portugal, avec Linhas de Wellington / Les Lignes de Wellington de Valeria Sarmiento en 2012 en a signalé bien tardivement l’importance (cf. chap. 13). C’est le petit écran qui sauve l’honneur avec, de 1993 à 1995, huit téléfilms de la série à succès Sharpe où le héros imaginé par Bernard Cornwell, le fusilier d’élite Richard Sharpe (Sean Bean), et ses camarades du South Essex Regiment burinés par le soleil rendent la vie dure aux « froggies » (tournage en Ukraine, en Turquie et au Portugal). Wellington apparaît par la bande au fameux bal de la duchesse de Richmond à Bruxelles puis à Waterloo dans la quinzaine d’adaptations à l’écran de Vanity Fair (La Foire aux vanités), le féroce roman de mœurs de Thackeray : un drame mondain sans héros dans lequel l’orpheline Becky Sharp, arriviste et prédatrice, grimpe jusqu’aux hautes sphères de la société londonienne où elle tourne la tête de quelques officiers. La version la plus réputée est celle, très stylisée, de Rouben Mamoulian, Becky Sharp (1935), le tout premier long métrage en Technicolor trichrome. Quant à l’affrontement crépusculaire de Waterloo, il est traité ailleurs (cf. chap. 15.3).
Pas un mot sur les écrans britanniques des 98 400 prisonniers de guerre français croupissant en partie sur les pontons-prisons de Portsmouth, Chatham ou Plymouth (seuls les officiers pouvaient bénéficier du régime de cautionnement). His Wife’s Brother / L’Évasion (1912) d’A. E. Coleby relate en quelques minutes comment un Français qui s’est enfui de Portsmouth trouve refuge chez sa sœur établie en Angleterre et parvient à regagner son pays, mais l’enfer des pontons n’est jamais montré et il s’agit de surcroît d’une coproduction Britannia Films avec Pathé (Paris). Un autre cas est évoqué par la bande dans le célèbre Terje Vigen (1917), le classique suédois de Victor Sjöström tiré d’un poème d’Henrik Ibsen, où un marin norvégien affamé a le malheur de vouloir forcer le blocus anglais (contre la Scandinavie alliée à Napoléon) pour nourrir sa famille ; il est enchaîné à Portsmouth pendant cinq ans, les siens sont tous morts lorsqu’on le relâche en 1814. Quant au capitaine de hussards Saint-Yves, prisonnier au château d’Edimbourg, ses tribulations imaginées en 1896 par Robert Louis Stevenson et portées cinq fois à l’écran (notamment dans le très divertissant St. Ives – All for Love de Harry Hook en 1998) relèvent plutôt du cinéma ... d’évasion !
On voudrait traiter les révoltes nationalistes irlandaises de 1797 et 1803 autrement qu’en appendice, mais il faut se faire une raison : hormis quelques obscures bandes muettes d’origine américaine (tournées sur l’île verte par des Américano-Irlandais tels que Sidney Olcott) ou les tâtonnements des pionniers du cru à Dublin avant la Première Guerre mondiale, rien d’inoubliable ne voit le jour. Il y est invariablement question du martyr républicain Robert Emmet (qui rencontra Napoléon à Paris), d’Anne Devlin, de Wolfe Tone, Michael Dwyer ou Sarah Curran, incarcérés, exécutés ou exilés par les Anglais. Mais à partir des bains de sang de Pâques 1916 et la terrible répression qui s’ensuivit, les querelles intestines, le manque de capitaux comme de débouchés d’exploitation, enfin les intimidations de Londres bloquent tout traitement du passé à coloration nationaliste. En 1949 encore, l’échec du débarquement de 4000 Français à Castelmore est grossièrement déformé dans le film de cape et d’épée hollywoodien The Fighting O’Flynn (Aventure en Irlande) d’Arthur Pierson (1949), où Douglas Fairbanks junior prend fait et cause pour la Grande-Bretagne et contre les envahisseurs bonapartistes ; on peut y déceler l’influence de la guerre froide (la menace soviétique). Trois décennies plus tard, la coproduction télévisuelle franco-irlandaise The Year of the French / L’Année des Français de Michael Garvey (1982) ne remplit pas toutes ses promesses – mais respecte au moins les faits.