Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

8. NAPOLÉON REDESSINE LA CARTE D’ITALIE

À L’ÉCRAN

Curieux paradoxe : alors que l’on ne compte pas moins de 56 films muets italiens – jusqu’en 1929 – sur ou autour de Napoléon (un record mondial après la France), et dont l’action souvent exaltée, au discours apologique, se disperse dans toutes les régions d’Europe, le sort de la Péninsule italienne elle-même durant cette même période n’intéresse pratiquement pas les producteurs de Rome, de Turin ou de Milan. En matière d’histoire nationale, ce sont les années après le Congrès de Vienne qui attirent les caméras italiennes, les complots des Carbonari contre les Autrichiens, les conflits avec le Vatican ou les Bourbons de Naples, la lutte de Garibaldi et l’unification du pays au fil du XIXe siècle. Ce qui précède indiffère ou, peut-être, embarrasse : l’héroïsme n’est pas porteur dans une terre occupée, morcelée, sans identité ni volonté claire. Une petite exception : en 1927, au début d’une des trois transpositions à l’écran de Jean le Cocher, l’inusable mélo de Joseph Bouchardy, italianisée pour la circonstance en Il vetturale del Moncenisio (Le Postillon du Mont-Cenis), le réalisateur et comte Baldassare Negroni promène son vaillant voiturier (Bartolomeo Pagano, ex-Maciste) au cœur de la bataille de Montenotte qu’il reconstitue sur les lieux mêmes avec une importante figuration. Cela dit, l’Italie fasciste de Mussolini est la seule des quatre dictatures d’Europe dont les films traitant de la période 1796-1815 n’exalte pas la résistance à Napoléon, mais tente au contraire de présenter le Premier Empire comme une sorte de modèle du régime fasciste à venir et la base fondatrice de l’unité italienne (Napoléon roi d’Italie dès 1805, son fils roi de Rome, les visées de Murat à Naples). En raison de ses origines toscanes et corses, le grand conquérant est implicitement assimilé à un fils d’Italie, à un nouveau Jules César (Le educande di Saint-Cyr de Gennaro Righelli, 1940) dont le Duce, fanfaron mythomane, s’imagine l’héritier. Le cinéma fasciste chante les vertus militaires de son armée (Due sergenti de Guido Brignone en 1922 et Enrico Guazzoni en 1936, cf. pp. 143 et 145), son premier amour avec Désirée (La sposa dei re de Duilio Coletti, 1938, cf. p. 40), sa chute, trahi par d’infâmes parlementaires libéraux (Mussolini lui-même travaille au scénario de Campo di maggio de Giovacchino Forzano, 1935, cf. p. 611) et le traitement indigne que lui infligent les non moins infâmes Britanniques (Sant’Elena, piccola isola de Renato Simoni et Umberto Scarpelli, 1943, cf. p. 640). Mais un voile de silence consensuel couvre les deux campagnes d’Italie.
En 1897 déjà, à peine vingt-quatre mois après l’invention du cinématographe, les Frères Lumière à Lyon lancent une série de « vues historiques et scènes reconstituées » dont les premiers résultats sont Signature du Traité de Campo-Formio et Entrevue de Napoléon et du Pape, des tableaux animés de moins d’une minute. Chez Gaumont à Paris, la réalisatrice Alice Guy réplique en 1898 avec un Bonaparte au pont d’Arcole tout aussi bref. En 1903, chez Pathé, dans un des tableaux de son Épopée napoléonienne, Lucien Nonguet illustre la prise du pont d’Arcole selon la peinture d’Horace Vernet. Mais à ce jour, l’unique long métrage qui aborde concrètement la première campagne d’Italie est un film injustement oublié de 1925, Destinée ! ou Ceux de l’An IV d’Henry Roussel. Il s’agit d’une production parallèle à l’incontournable Napoléon d’Abel Gance (sans son inventivité, s’entend), très documentée, qui commence plus ou moins là où s’achève le chef-d’œuvre susmentionné : après une introduction dans le Paris débridé du Directoire, Roussel suit Bonaparte en Lombardie et conte en détail la victoire de Lodi qui a ouvert aux Français la route de Milan (tournage au Piémont) ; le jeune général est interprété par Jean-Napoléon Michel, un débutant ressemblant passablement aux portraits peints par David ou Gros et qui serait apparenté à la famille des Bonaparte.
Divers biopics sur Niccolo Paganini, le plus grand violoniste de son temps, exploitent l’hypothétique liaison qu’aurait eue l’artiste avec la sœur aînée de l’Empereur, élisa Bonaparte, alors princesse de Lucques et de Piombino (notamment Gern hab’ ich die Frau’n geküsst d’E. W. Emo, 1934). Le très amusant Les Hussards d’Alex Joffé (1955), d’après la joyeuse comédie pacifiste de Pierre-Aristide Bréal, réunit Bourvil, Bernard Blier et Louis de Funès pour décrire les mésaventures de deux hussards indisciplinés, couards et farceurs égarés dans la campagne milanaise. Passons sur ces divertissements du samedi soir que sont Un caprice de Caroline chérie (1952) de Jean Devaivre, histoires d’alcôve lombardes, et la peu subtile gaudriole Sept hommes et une garce (1966) de Bernard Borderie, où Jean Marais en troupier fauché de la République flirte et maraude entre les lignes autrichiennes. On peut mentionner par la bande l’ouverture particulièrement lyrique de Fiorile (1993), film à épisodes des frères Paolo et Vittorio Taviani, où le vol de la caisse d’un régiment de l’Armée d’Italie par des paysans toscans provoque une tragédie dont les répercussions se prolongeront jusque dans le présent. Quant au Marchese Del Grillo (Le Marquis s’amuse), la farce iconoclaste de Mario Monicelli sortie en 1981, elle est située une décennie plus tard, à Rome en 1808/09. Son extravagant marquis (Alberto Sordi), personnage authentique, quasi légendaire, est le Garde Noble et camérier secret du pape Pie VII. Monicelli en fait un sympathisant hédoniste des Lumières qui, trop affairé à ses plaisirs, en rate l’arrestation du Souverain pontife ordonnée par Napoléon. Auparavant, seule la télévision italienne se sera montrée plus entreprenante avec les six parties de La Pisana (1960) de Giacomo Vaccari, l’adaptation encensée et très suivie du classique Le confessioni d’un italiano d’Ippolito Nievo dont le héros stendhalien traverse tous les chamboulements politiques de la Péninsule entre 1796 et 1821.
La spirituelle comédie en un acte The Man of Destiny (L’Homme du destin) de George Bernard Shaw met en scène Bonaparte au lendemain de la bataille de Lodi, impatient de recevoir des nouvelles de sa frivole Joséphine ; la pièce a dix-sept fois les honneurs du petit écran, de Rome à Helsinki, en passant par Madrid, Athènes et Dublin – mais reste inédite à la télévision en France. Pas assez respectueuse ? Des cinq versions de La Marquise d’O ..., nouvelle de Heinrich von Kleist qui se passe au printemps 1799 en Italie du Nord (sans que cela soit expressément précisé), alors que l’armée austro-russe talonne les Français en l’absence de Bonaparte, on retiendra surtout l’admirable film d’Éric Rohmer (1976), aux images habitées par les artistes de l’époque, de Füssli à Greuze. C’est à Rome, pendant et juste après Marengo (1800), que se déroule l’intrigue dramatique de La Tosca de Victorien Sardou, et de l’opéra qu’en a tiré Puccini. Le texte de Sardou est un mélo français pure souche créé deux ans avant le centenaire de la Révolution (Paris vient de mettre en place des lois scolaires qui laïcisent la jeunesse), truffé de renvois à l’occupation bénéfique de la Ville Sainte par les troupes du Directoire comme à la traversée surprise des Alpes par le Premier Consul ; l’opéra de Puccini, au premier abord drame des égarements de la passion amoureuse, voit le jour en 1900, alors que les relations entre l’Église catholique du pape Léon XIII et la monarchie des Savoie sont loin d’être apaisées, et on peut y déceler la dénonciation d’un pouvoir pontifical aveugle et cruel. Dans les deux cas, les Romains sont dessinés comme acquis aux idées nouvelles, ce qui est historiquement biaisé : sans opposer de résistance notable, la population locale était méfiante sinon hostile aux expériences républicaines. Avec ou sans musique, la belle Floria Tosca, amoureuse d’un peintre jacobin condamné à mort et convoitée par Scarpia, l’ignoble ministre de la Police pontificale, est présente sur les écrans en 1908 déjà, campée simultanément par la diva Sarah Bernhardt et sa rivale Cécile Sorel. À ces gesticulations muettes pour archéologues de la pellicule, on préférera le film Tosca (1941) commencé dans la Cinecittà mussolinienne par un Jean Renoir politiquement peu regardant et achevé par Carl Koch ; Michel Simon y est mémorable dans le rôle du tyran poignardé. La relecture un peu brechtienne, en dialecte romain, de Luigi Magni en 1973 brosse un portrait insolent et violemment anticlérical du pouvoir romain où un Saint Père obèse voue « l’horrible Bonaparte » aux gémonies et se réjouit un peu tôt de la victoire des Autrichiens à Marengo !
Les scénaristes italiens semblent nettement plus sensibles aux bouleversements politiques survenus dans le sud de la Péninsule, en Sicile, en Calabre et surtout à Naples, terre de toutes les discordes régie par les Bourbons d’Espagne avec la bénédiction des Habsbourg à Vienne (la reine Marie-Caroline est fille de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche) et la protection intéressée de la flotte anglaise en Méditerranée. Le public autochtone y voit moins l’affrontement des libéraux profrançais contre l’Ancien Régime qu’un préambule du Risorgimiento, une sorte de répétition générale du débarquement des « mille chemises rouges » de 1860, comportant ses héros et ses martyrs. Les héros (souvent masqués) sont rebelles à la couronne des Bourbons, comme dans I pirati di Capri (Le Pirate de Capri) d’Edgar G. Ulmer en 1948, aventures sans prétention mais rondement menées où Louis Hayward, émule de Zorro et du Mouron Rouge, ferraille contre le chef de la Gestapo napolitaine, forcément un baron allemand, avant de laisser le peuple proclamer sa République parthénopéenne ... curieusement en l’absence des Français ! Parmi les martyrs, signalons en particulier deux passionarias que leur idéalisme républicain et leurs amours vont condamner à l’échafaud, destinées ô combien romantiques : la journaliste portugaise Leonor de Fonseca Pimentel, ex-bibliothécaire de la reine Marie-Caroline (A Portuguesa de Nápoles d’Henrique Costa en 1931, Il resto di niente d’Antonietta De Lillo en 2004, avec Maria de Medeiros) et la légendaire marquise Sanfelice dont Alexandre Dumas, entre autres, chantera les exploits dans deux ouvrages fleuves aujourd’hui bien oubliés. L’aristocrate napolitaine épouse les idées d’un beau révolutionnaire blessé et accueille avec enthousiasme les régiments tricolores du général Championnet, jusqu’au jour où l’armée antijacobine de la Santa Fede menée par le cardinal Ruffo reprend la ville et procède à une sanglante répression. En 1942, le deuxième fils de Mussolini, Vittorio, livre le sujet de Luisa Sanfelice de Leo Menardi, occasion de vitupérer contre les Anglais (l’amiral Nelson en tête), les banquiers étrangers, les soutanes et les perruques poudrées qui soutiennent la Réaction. En 1966, tandis que la gauche entre dans le gouvernement d’Aldo Moro et que Jean XXIII entame ses réformes au sein de l’Église, Luisa Sanfelice devient un feuilleton très populaire de sept heures produit par la RAI et signé Leonardo Cortese. En 2004, ce sont les frères Taviani qui réalisent l’opulente téléfresque La San Felice avec Laetitia Casta dans le rôle-titre, en se basant officiellement sur Dumas : une demi-réussite où les considérations idéologiques sont noyées dans le romanesque décoratif. Joachim Murat, le beau-frère de Napoléon bombardé roi de Naples en 1808, a une place à part dans le remue-ménage napolitain. Dans les huit films ou téléfilms qui lui sont consacrés à partir de 1910, les caméras de la Péninsule ignorent charitablement son opportunisme flagrant, son infatuation, sa brutalité, ses cabales avec Talleyrand et Fouché ou sa vulgarité tapageuse (qui irritait Napoléon) pour ne retenir que sa proximité avec ses sujets, ses rêves prémonitoires d’un royaume unifié d’Italie, enfin son indéniable panache face à la mort, que ce soit au combat ou, en 1815, devant le peloton d’exécution.
Teintées de pittoresque calabrais, les prouesses largement réarrangées voire imaginaires de Fra Diavolo représentent la résistance locale à l’envahisseur, mais l’opéra comique d’Auber, Scribe et Delavigne (1830) qui, après Dumas et Paul Féval, a largement popularisé le personnage l’a également émasculé politiquement afin de le rendre plus digeste aux yeux du public français. Tel quel, le « frère du diable » n’est plus qu’un brigand chantant mâtiné de Robin des Bois. En réalité, le féroce Michele Pezza, dit Fra’ Diavolo, fut, à la pointe d’une armée de quatre mille guérilleros vaguement catholiques, le fer de lance de la Santa Fede royaliste pour reconquérir Naples ; ses prisonniers étaient torturés, mutilés, massacrés. Joseph-Léopold Hugo (père de Victor, futur maréchal d’Empire) finit par le capturer et le fit pendre en 1806. Sur les dix-sept titres que compte sa filmographie, la moitié reprend peu ou prou l’intrigue anodine de l’opérette (dont une perle, Laurel et Hardy dans The Devil’s Brother / Fra Diavolo en 1933). En 1942, Luigi Zampa conte ses aventures affublées d’un happy end, le rebelle échappant au gibet et se réfugiant dans les montagnes ; signe des temps : il se détourne aussi des Anglais qui furent, dans les faits, ses plus solides alliés. Donne e briganti (Héros et brigands) de Mario Soldati, en 1950, laisse également Fra Diavolo (Amedeo Nazzari) en vie, avec la bénédiction tacite d’un général Hugo admiratif, du roi Ferdinand VI de Naples, tyran inoffensif, et du gentil cardinal Ruffo ; au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le climat lénifiant de la Democrazia cristiana, le cinéaste n’a pas le cœur de fustiger ses héros. Il en va de même pour I tromboni di Fra’ Diavolo (Les Dernières Aventures de Fra Diavolo) de Giorgio Simonelli, en 1962, qui revoit la légende avec humour, à travers les pitreries d’Ugo Tognazzi et Raimondo Vianello. Seuls une dramatique ORTF de 1961 (magazine « L’Histoire dépasse la fiction ») signée Jean Kerchbron et La leggenda di Fra’ Diavolo (Légions impériales), nanar de Leopoldo Savona en 1962, abordent les faits historiques avec quelque exactitude. Cependant, indépendamment de ses divers parti pris, l’ensemble des productions possède un point commun : si la présence française est une épine dans le pied des patriotes, la cour napolitaine des Bourbons est un nid de dégénérés condamnés à disparaître.