Ia - NAPOLÉON ET L'EUROPE

4. LE DIRECTOIRE (1795 à 1799)

À L’ÉCRAN

Sur le plan tant cinématographique qu’anecdotique, le rôle de Bonaparte sous le Directoire se résume à sa rencontre savoureuse avec Joséphine dans les salons de Barras et aux aléas sentimentaux qui en découlent (cf. chap. 2.2), à la première campagne d’Italie (chap. 8.1), fulgurante, et à l’expédition égyptienne de 1798 (chap. 4.2). Seule la télévision italienne aborde cette période de chaos social sous un angle strictement politique et avec un œil assez critique, phénomène alors inconcevable dans l’audiovisuel hexagonal, toujours sujet aux polarisations passionnées, en particulier sous de Gaulle : pendant huit heures d’antenne, Edmo Fenoglio dissèque sans complaisance les manœuvres de quatre « grands caméléons » – Barras, Fouché, Talleyrand et Bonaparte – , des maîtres du faux-semblant et du déguisement idéologique qu’il accuse d’avoir détourné la Révolution à leur profit : I grandi camaleonti (1964), c’est la conquête machiavélique du pouvoir après la chute de Robespierre (dont le scénariste de gauche Federico Zardi est un ardent défenseur), une saga de l’arrivisme mesquin qui s’arrête au sacre de Napoléon. Tendancieux mais intéressant. Le cinéma français ne s’est pas non plus – ou à peine – risqué à illustrer cette périlleuse aventure sur les rives du Nil, d’abord parce que cela implique un investissement logistique et financier considérable, ensuite aussi parce que, n’en déplaise aux inconditionnels de l’Aigle et aux gazettes parisiennes de l’époque, son entreprise militaro-colonialiste ne fut pas un franc succès, loin s’en faut. Et, en dépit de gains scientifiques notables, une expérience amère pour Bonaparte, contraint plus d’une fois d’adopter les mœurs guerrières féroces des Mamelouks et des Ottomans pour se faire respecter : « le rêve oriental s’est transformé en cauchemar » (J. Tulard). Les Frères Lumière filment Assassinat de Kléber en 1897, une « vue historique » d’à peine une minute, et dans le premier épisode de son sérial L’Anneau fatal (1912), Louis Feuillade place Bonaparte au pied des Pyramides (peintes sur toile), affairé à déterrer une momie avec ses archéologues.
Il faut l’ouverture d’esprit du nouveau ministre de la Culture du gouvernement Mitterrand, Jack Lang, pour voir naître un projet faramineux impliquant Paris et Le Caire : le plus célèbre cinéaste d’Égypte, Youssef Chahine, est chargé de porter à l’écran Adieu Bonaparte (1984), sur place, avec l’appui de sa propre société, Misr Films, et du gouvernement Moubarak. Le réalisateur, metteur en scène et comédien Patrice Chéreau, protégé de Jack Lang, incarne le général corse, tandis que Michel Piccoli joue Caffarelli du Falga, un homme de science unijambiste qui représente les Lumières, le véritable héros du film selon Chahine. La fresque restitue avec faste l’ensemble de la campagne, du débarquement près d’Alexandrie à la bataille des Pyramides, de l’insurrection populaire du Caire au vain siège de Saint-Jean-d’Acre, le tout vu à travers les yeux d’une famille de boulanger alexandrine. Chahine est partagé entre l’admiration pour les savants de la jeune République et la répulsion pour la force brutale qui accompagne leur mission au Moyen-Orient. Le portrait désenchanté de son Bonaparte – histrion roublard et sans humour, calculateur, propagandiste supérieurement intelligent mais dévoré d’ambition – désarçonne public et critiques au festival de Cannes, alors que Caffarelli, lui, développe un contact chaleureux (et ambigu) avec ses assistants autochtones. Michel Piccoli rejoue un savant orientaliste de l’expédition, Jean-Michel de Venture de Paradis, dans Passion in the Desert (1998) que Lavinia Currier filme dans les sables de Jordanie d’après une étrange nouvelle de Balzac. Les spectateurs français en sont privés, comme ils le sont de deux grands feuilletons de Ramadan égyptiens consacrés à la matière : Al-abtal (Les Héros) de Hossam Eddin Mustafa en 1995, sur la résistance locale à l’envahisseur, et surtout l’ambitieux Napoleon wal Mahroussa (Napoléon en Égypte) de Chawki Al-Majri en 2012, une coproduction avec la Syrie d’une durée de dix-huit heures dans laquelle Grégoire Colin interprète Bonaparte, dépeint cette fois sans animosité dans ses efforts répétés d’établir un contact respectueux avec les tenants de la culture musulmane. La confrontation à l’écran d’une population à forte conscience identitaire avec les idées politiques de l’Occident moderne porte la signature du « printemps arabe ».
Nota bene : seuls figurent ci-dessous les épisodes du Directoire dans lesquels Bonaparte est personnellement impliqué. Les autres films figurent in extenso dans le volume 3 de notre Encyclopédie du film historique en ligne (www.hervedumont.ch) sous « L’Absolutisme : La France » (chapitre 8). Cela concerne en particulier l’insurrection de la chouannerie de 1799/1800 (troisième guerre de Vendée), l’affaire du courrier de Lyon en 1796, les tours du chansonnier séditieux Ange Pitou et les adaptations cinématographiques de The Rover de Joseph Conrad et de Laurette ou le Cachet rouge d’Alfred de Vigny.