1948 | **Le Diable boiteux / Talleyrand (FR) de Sacha Guitry
Jean Mugeli/Union Cinématographique Lyonnaise (UCL), 125 min. – av. Sacha Guitry (Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord), Lana Marconi (Catherine Grand, princesse de Talleyrand-Périgord), Georges Spanelly (le comte Casimir de Montrond), éMILE DRAIN (Napoléon et un laquais), Henri Laverne (Louis XVIII et un laquais), Maurice Teynac (Charles X et un laquais), Philippe Richard (Louis-Philippe et un laquais), Georges Grey (gén. Armand Augustin Louis de Caulaincourt), Jeanne Fusier-Gir (Marie-Thérèse Champignon, dite « le Petit Pâtissier »), Renée Devillers (Dorothée, princesse de Courlande-Périgord et duchesse de Dino), Catherine Fonteney (Marie-Françoise, princesse de Chalais), Jacques Varenne (Gilbert du Motier, marquis de La Fayette), Maurice Schutz (Voltaire), Maurice Escande (le prince Clemens von Metternich), Jean Debucourt (le baron Wilhelm von Humboldt), Daniel Ceccaldi (Talleyrand jeune), José Noguéros (Joseph-Michel de Carvajal, duc de San Carlos), Maurice Escande (Randall), Pierre Bertin (le baron Karl Robert von Nesselrode), Roger Gaillard (Robert Stewart, Lord Castelreagh), André Randall (Lord Charles Grey), Howard Vernon (Lord Henry Palmerston, Premier ministre), José Torrès (Don Juan d’Azcona), Pauline Carton (la chiromancienne), Pierre Lecocq (le comte Pierre-Louis de Roederer), Robert Seller (le prince Jules de Polignac), Robert Favart (l’abbé Félix Dupanloup), Anne Campion (Pauline de Dino), Léon Walther (le docteur Jean Cruveilhier), Robert Dartois (le comte Charles de Rémusat), Georges Rivière (le marquis de La Tour de Bournac), Michel Lemoine (le prince des Asturies, futur Ferdinand VII) – et les interprètes du Barbier de Séville de Beaumarchais : Jean Piat (Figaro), Bernard Dhéran (Almaviva), André Brunot (Bartholo), Denis d’Inès (Don Basile).
Synopsis : Quelques images commentées résument l’enfance et la jeunesse de Talleyrand, la maison natale, son infirmité, son ordination, sa bénédiction par Voltaire (« dès lors tout s’explique ... »), son sacre comme évêque, enfin sa solitude foncière face aux pouvoirs qu’il sert et qui l’utilisent... Au somptueux Hôtel de Saint-Florentin à Paris, un quatuor de laquais perruqués au service de Talleyrand se gausse (en l’imitant) de ses tares physiques et morales ; ils se ressaisissent à l’arrivée surprise de leur maître – qui les force tous les quatre à boiter pendant vingt-quatre heures – et lui annoncent la venue de Catherine Grand. Appréhendant l’invasion imminente de l’Angleterre par Napoléon, cette dernière demande conseil au prince pour sauver son argent placé à Londres. Talleyrand la séduit et l’épouse (1802). Il veut démissionner de son poste de Grand Chambellan (1804), mais Napoléon le nomme prince de Bénévent (1806), puis vice-grand-électeur de l’Empire (1807). Un amour de jeunesse du prince, la vieille Marie-Thérèse Champignon, à présent émissaire de Louis XVIII à Londres, cherche à lui tirer les vers du nez ; étant en total désaccord avec la politique de l’Empereur en Espagne, Talleyrand lui laisse quelque espoir pour un retour prochain du roi. Dans son château de Valençay (Indre), il donne en l’honneur des Infants d’Espagne captifs des fêtes somptueuses sur ordre de Napoléon et découvre à cette occasion que sa femme le trompe avec le duc de San Carlos.
En revenant de l’entrevue d’Erfurt en octobre 1808, Talleyrand avise Napoléon qu’il va non le trahir (puisqu’il l’avertit), mais l’abandonner à son destin funeste s’il ne rétablit pas les Bourbons sur le trône d’Espagne et ne tend pas la main à l’Angleterre. Sinon, il entraînera la France dans sa chute. « Je n’ai jamais conspiré dans ma vie qu’aux époques où j’avais la majorité de la France pour complice et où je cherchais avec elle le salut de la Patrie ... », ajoute-t-il, « il n’y a jamais eu de conspirateur dangereux contre vous que vous-même. » Furibond, Napoléon le traite de voleur, de lâche, d’homme sans foi qui ne croit pas en Dieu et vendrait son propre père, enfin de « merde dans un bas de soie ». – « Quel dommage qu’un aussi grand homme ait été aussi mal élevé ! », conclut laconiquement le prince. Talleyrand et sa femme se séparent, Napoléon abdique et part pour l’île d’Elbe (« Si je n’avais pas abandonné l’Empereur, j’aurais trahi la France », se justifie l’ex-prince impérial). Au Congrès de Vienne, il rompt magistralement l’isolement de la France en passant des traités avec l’Autriche et l’Angleterre, devant les quatre ministres médusés qui croyaient pouvoir se partager l’Europe. Après les Cent-Jours et le décès de Louis XVIII, Talleyrand se distancie de Charles X, monarque assoiffé de pouvoir qui rétablit la censure et restaure le droit divin. Louis-Philippe lui succède et nomme Talleyrand ambassadeur à Londres ; le diplomate conclut alors avec les Anglais cette alliance qui a été le vœu le plus ardent de sa vie (1834), base de la future Entente cordiale. Il s’éteint quatre ans plus tard, à 84 ans. Sur son lit de mort, Lord Grey lui fait lecture de l’éloge fait à la Chambre des Lords : « Il n’a pas existé d’homme dont le caractère privé ait été plus honteusement diffamé et le caractère public plus méconnu et plus faussement représenté que le caractère privé et public du prince de Talleyrand. » – Et ce dernier de répondre, la voix brisée par l’émotion : « Eh bien, Messieurs, la moitié de cela, par un Français, m’aurait suffi ! »
Auprès d'un public averti, cette commémoration historique peut se comprendre comme une justification personnelle de Sacha Guitry, une sorte de plaidoyer pro domo. En 1939, il était le représentant mondialement connu et reconnu de l’esprit parisien, donc de l’esprit français tout court. Pendant l’Occupation, il a eu la naïveté de croire que continuer de maintenir cette réputation était un acte patriotique, une réponse à la présence nazie. Sa gloire s’est retournée contre lui, l’adulation qu’on lui portait s’est muée en haine. À la Libération, en octobre 1944, on reproche à l’artiste ses succès ininterrompus sous Pétain et une prétendue compromission avec les Allemands. Aveuglés, les médias se déchaînent contre le soi-disant « collabo ». Arrêté par des « résistants », il passe deux mois en prison à Drancy et à Fresnes. Mais son dossier est vide ; un juge d’instruction à la recherche de charges implore en vain les témoins potentiels par voie de presse. Tout se termine par un double non-lieu. Guitry, qui a traversé l’orage avec crânerie, en sort blessé pour toujours et les insultes, les humiliations, le séjour en menottes vont épanouir sa misanthropie. Lorsqu’il présente son projet de film sur un personnage aussi controversé que Talleyrand, la censure lui refuse le visa de tournage, prétextant que certaines répliques sont « de nature à provoquer des manifestations ». Guitry transforme alors son scénario en pièce qu'il joue sur scène au théâtre Edouard VII dès le 17 janvier 1948, avec émile Drain et Lana Marconi (Le Diable boiteux. Scènes de la vie de Talleyrand, en 3 actes et 9 tableaux). La générale est houleuse, mais la première un succès, et la pièce tient l’affiche pendant plus de quatre mois. L'interdiction de tournage étant levée, Guitry peut enfin tenter de réhabiliter à l’écran un personnage illustre que son temps a vilipendé et en qui il voit « le plus grand diplomate qui ait sans doute jamais existé ». Il réutilise nombre de déclarations de Talleyrand sur les femmes, les souverains et les nations dans ses propres dialogues.
Le tournage se boucle en 16 jours aux studios Gaumont des Buttes-Chaumont, du 6 au 22 février 1948, simultanément aux représentations sur scène. « Les décors [du théâtre] étaient démontés après chaque représentation et remontés le matin au studio, pour être redémontés en fin de journée de tournage et être remontés pour 20 heures 30 au théâtre », raconte Maurice Teynac. Grâce à ce tour de force, le film est terminé en un temps record. Le duc de Valençay-Périgord, prince de Sagan et descendant de l’illustre personnage, assiste aux prises de vues. La mort de Talleyrand qui figure dans la pièce est filmée par Robert Favart, puis coupée au montage, le récit s’achevant sur l'éloge du grand diplomate prononcé par Lord Holland. Guitry – perruque blanche, visage enfariné, dentelles et bas de soie – se donne l’occasion de présenter une composition physique saisissante, en porte-parole claudiquant de son propre ludisme et de son scepticisme. L’irrésistible Jeanne Fusier-Gir (la seule qui tutoyait Guitry dans la vie) s’agite autour du « diabolique » prince-diplomate comme une fofolle, une manière de lui rappeler que le ridicule ne tue pas. Jean Piat fait ses débuts à l’écran en Figaro dans une représentation du Barbier de Séville donnée à Valençay. La Roumaine Lana Marconi, cinquième et dernière épouse du Maître, hérite du rôle de la princesse de Talleyrand-Périgord ; elle jouera par la suite Marie Walewska dans Napoléon (1955) et Marie-Antoinette dans Si Versailles m’était conté (1954) et Si Paris nous était conté (1956). Signalons que la production a failli se mesurer à concurrence sérieuse : en février 1945, Jacques Feyder annonça un « Talleyrand » interprété par Louis Jouvet, d’après la biographie du diplomate Duff Cooper, vicomte de Norwich (l’ouvrage préféré de John F. Kennedy, paru en 1932). L’alcool et la maladie de Feyder coulèrent le projet.
Le personnage de cet histrion accompli du Theatrum mundi fascine Guitry depuis toujours et apparaît plusieurs fois dans son œuvre : dans ses pièces Béranger (1920, campé par son père, Lucien Guitry) et Histoires de France (avec Jean Périer, 1929), sous les traits de Robert Piazni et de Jean Périer dans ses films Les Perles de la couronne (1937) et Le Destin fabuleux de Désirée Clary (1942), enfin dans son Napoléon de 1955, où il l’interprète à nouveau lui-même, réorganisant à sa guise un peu mégalomane toute l’histoire de la nation. Comble de lucidité insolente, les quatre acteurs qui interprètent les domestiques de Talleyrand jouent aussi Napoléon, Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe – les souverains auxquels le prince obéit, illustrant ainsi l’éternel jeu de rôles qui caractérise le fonctionnement de toute société. Pour la première fois chez Guitry, l’Empereur lui-même est sérieusement écorné : ce n’est qu’un despote entêté qui court à sa perte, à la fois un génie et un dictateur suicidaire. Sa vision est hélas pertinente, comme le fut celle de Talleyrand, qui prônait une politique subtile et conciliante, notamment face à l’Autriche. Le cinéaste réarrange sérieusement la biographie de son boiteux machiavélique (« quant aux erreurs de lieu et de date que j’ai pu faire, qu’on ne prenne pas la peine de les signaler – elles sont voulues », précise-t-il dans la préface de sa pièce). Il néglige ainsi de préciser que Talleyrand avait littéralement saboté l’entrevue d’Erfurt entre le tsar Alexandre et Napoléon, que sa responsabilité dans l’imbroglio espagnol est largement engagée – il poussa l’Empereur à s’emparer du trône à Madrid – et que durant l’absence de ce dernier en Espagne, en novembre 1808, il intrigua au grand jour avec Fouché pour offrir la régence à l’impératrice Joséphine, tout en cherchant l’appui de Murat à Naples. C’est en apprenant cette conjuration que Napoléon aurait abreuvé Talleyrand d’injures pendant trente minutes – sans que celui-ci soit inquiété par la suite (janvier 1809). Guitry bouscule les pitoyables péripéties de la Seconde Restauration (« je porte malheur aux gouvernements qui me négligent », avertit son maître à penser), tout en distribuant au passage quelques soufflets à ces « étrangers de l’intérieur », ces émigrés royalistes qui « depuis trente ans ont tout oublié et n’ont rien appris ». Enfin, pour l’anecdote, c’est sur insistance du Premier Consul que Catherine Grand alias Catherine Noël Worlee/Verlée (1762-1834), créole née près de Pondichéry, épousa en secondes noces Talleyrand, ministre des Relations extérieures dont elle était la maîtresse depuis 1799 ; la chose n’alla pas de soi, car Talleyrand, chargé des délicates négociations du Concordat avec le Vatican, était un prêtre ordonné, ancien titulaire de l’évêché d’Autun, et il fallut détourner un bref du pape Pie VII. Séparés depuis 1809, Talleyrand et Catherine divorcèrent en 1815.
À première vue, comme le relève Jacques Lourcelles (qui qualifie ce film d’« œuvre de transition »), la mise en scène de Guitry semble inhabituellement rigide, statique, lourde, et la plupart des personnages sont ici de simples faire-valoir de l’auteur. Disparues la légèreté et la fantaisie d’avant-guerre, et la causticité géniale, l’amertume parfois féroce de la décennie à venir n’a pas encore trouvé sa forme. Si le film reste néanmoins prenant, c’est qu’il « vaut essentiellement par la relation qui s’établit entre l’auteur et son personnage, projection mythique de certains aspects de Guitry lui-même. Les tracasseries subies ( ...) trouvent un écho, un exutoire grandiose dans le mépris, l’incompréhension, les calomnies endurées par le grand diplomate tout au long de sa vie. Talleyrand-Guitry s’en console par la conscience de sa propre intelligence, par la certitude de son indéfectible patriotisme » (Dictionnaire du cinéma, Paris, 1992, p. 410). Le Talleyrand de Guitry, la fierté cabotine (et, comme d’habitude, joliment misogyne), joue la comédie de servir plusieurs régimes successifs – fussent-ils opposés – pour mieux servir son pays. Et l’auteur de désigner à tout bout de champ « le rapport étroit qui relie la diplomatie à la comédie » (Noël Simsolo). Car son film n’est pas un travail d’historien mais la représentation d’une vie de spectacle pensée, mise en scène et jouée par un autre homme de spectacle. Le jeu vie-théâtre en est le véritable sujet. La réalisation elle-même s’appuie sur une dramaturgie toute théâtrale, avec une succession d’entrées et de sorties magistralement calculées, à la Lubitsch, où rien dans le cadrage et le placement des personnages n’est laissé au hasard. En se remémorant l’authentique prince de Bénévent (surnommé « le Sphinx »), qui convenait non sans cynisme que les intérêts de la France pouvaient coïncider avec les siens et qui sut, au fil de ses multiples volte-face, amasser une des plus colossales fortunes de son temps, on peut estimer que Guitry se livre sans vraiment le vouloir à une exaltation – certes brillante et très drôle – de l’opportunisme (« Quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique », disait Chateaubriand, et Mme de Staël de renchérir : « Il a vendu les Alliés aux Bourbons et les Bourbons aux Alliés »). Aussi ses détracteurs ne le ratent-ils pas à la sortie du film : « Monsieur Sacha Guitry se sent donc si coupable qu’il éprouve à chaque manifestation le besoin de se justifier. Son Talleyrand est une plaidoirie pour le double jeu », écrit Le Populaire. « Comédien, rusé, habile, prétentieux, antipathique, Sacha Guitry boite comme il peut pour tenter d’équilibrer ses opinions » (4.10.48). Au même moment, Guitry est contraint de donner sa démission à l’Académie Goncourt, sur exigence de confrères bienveillants... À défaut de critiques positives, non politisées, le film trouve largement son public. Mais il faudra attendre les années 1980 pour assister à une sérieuse réévaluation du Diable boiteux et de ce cinéaste-auteur complet, dont le narcissisme est à l’aune de son phénoménal talent. – IT : Il diavolo zoppo, DE : Der hinkende Teufel, GB : The Lame Devil. |